mardi 30 décembre 2008

l’image d’une jeunesse échevelée, exhumée sous les traits du grand âge

(…) Il m’est apparu une fois, dans un rêve qui n’en était pas un. Dix ans après sa mort. Tout me disait que c’était lui mais son visage avait beaucoup changé, était presque celui d’un homme plus jeune, d’une quarantaine d’années peut-être. Comme si une fois mort il avait continué seul, sans spectateurs, à s’affranchir de tout, débridé, complè­tement.
Une anecdote me revint quelques jours plus tard en repensant à ce visage. Lorsqu’en 1840 une mission fran­çaise partit pour Sainte-Hélène déterrer le cercueil de Napoléon, dont Louis-Philippe avait autorisé le retour, c’est Bonaparte que les Français découvrirent dans le cercueil : le visage avait perdu tout l’embonpoint de Napoléon, le nez, les pommettes étaient de nouveau saillants, et les joues creuses. Et il avait le teint cireux des années de vaches maigres.
Ce qui parvenait d’outre-tombe ce n’était pas un crâne, aucun memento mori. C’était l’image d’une jeu­nesse échevelée, exhumée sous les traits lourds et flasques du grand âge. La mort travaillait en silence, dans le noir, à faire resurgir cette jeunesse. Non pas les traits de l’aventurier, ou du criminel, figés par les hommages, mais ceux de l’aventure, du mouvement, de la mort œuvrant contre elle-même, à sa propre mise en déroute. Que l’on représente toujours narquoise, mauvaise, armée. Qu’il faut imaginer hébétée, possédée, amou­reuse (je l’ai eue), enrhumée (jeu de jambes, dribble, je passe, elle n’a rien vu). Si bien qu’il me murmurait presque : « Souviens-toi que tu ne vas pas mourir. »
 
Arno Bertina, Ma solitude s’appelle Brando, Verticales, 2008, p. 82-83.
 
 
 
J’ai toujours eu un faible pour les récits hypothétiques – un faible qu’à l’inverse on peut appeler réticence à l’égard du récit tout court, celui qui trop souvent pose les faits, indiscutables ; celui où il n’y a plus de jeu (au sens où l’on dira d’un meuble Ikéa mal monté qu’« il y a du jeu »). Et un penchant aussi pour les textes qui créent les genres dans lesquels ils s’inscrivent. « Hypothèse biographique », annonce Arno Bertina. C’est cette incertitude assumée, peut-être, qui me touche. Ou l’impression que ce texte dessine ce qu’il raconte, dessine comme à distance, à mes yeux. (Impossible de ne pas voir en lisant une silhouette haute et mince – qu’à l’occasion j’emprunte à Loustal –, croquée d’un trait forcément lacunaire : celle d’« une jeunesse échevelée, exhumée sous les traits lourds et flasques du grand âge » – même si l’aïeul du narrateur, lui, au contraire de Bonaparte, ne fera dans son grand âge que gagner en légèreté.) Pas gagné d’avance, pourtant, pour un sujet qu’on pourrait qualifier de privé, puisque familial.
Ce qu’il y a de bien, à écrire en retard, c’est qu’on n’a pas à se donner le mal de présenter le texte : d’autres s’en sont chargés ; notamment Claro (« amicalement », et en effet pourquoi pas ?), Didier da Silva, Marc Pautrel ; Guénaël Boutouillet sur Remue.net. Et un autre extrait encore sur les Lignes de fuite.

lundi 29 décembre 2008

Seul à voir (noblement abattu)

Est-ce moi que j’aperçois là-bas entre les branches des arbres sans feuilles ? Moi tout au bout de la file indienne encore une fois le dernier abattu, noblement abattu comme un grand cervidé ? Moi à peine noblement abattu de nouveau tout au bout de la file à attendre, attendre d’être de nouveau noblement abattu ?




Commentaires

(sourire immatériel)
Commentaire n°1 posté par Didier da le 29/12/2008 à 13h20
Plus platement, j'évoquerais volontiers, tant qu'à être là : ), le souvenir d'une angoisse très forte que ces lignes viennent de réveiller en moi.
C'était il y a quelques années. Je rentrais d'une longue randonnée dans la montagne (je vais tous les étés en montagne parce que mon père y possède un appartement en haut d'une haute tour). J'étais avec mon amie et nous étions rompus de fatigue. En approchant de la haute tour où nous logions (donc), je lève le nez et vois la fenêtre de laquelle, habituellement, lorsque nous ne partions par marcher, je passe le plus clair de mon temps à regarder la nature et les sentiers au loin.
Or là, rentrant, je saisis Anne par la manche et je lui dis : "Imagine qu'à notre fenêtre, là-haut, nous apercevions deux silhouettes. Deux silhouettes qui seraient nous, nous deux, penchés à la fenêtre, nous regardant arriver."
Frayeur.
(Le dédoublement amène de plus gros frissons que l'escalade d'un glacier.)
Commentaire n°2 posté par François Matton le 29/12/2008 à 19h05
Alors je frissonne souvent, François - mais avec le sourire.
Commentaire n°3 posté par PhA le 29/12/2008 à 19h19

dimanche 28 décembre 2008

Vie des hauts plateaux (arbitrairement 12)

En pleine bagarre, nous sommes beaux et définis, nous n’avons peur de rien – pas même d’être observés sous toutes les coutures. Mais dans ce nouveau paysage, voici qu’il suffit d’un arrêt sur image pour nous changer en êtres plats !

samedi 27 décembre 2008

Y a besoin de nous où on va



Y a besoin de nous où on va, chaque minute compte, c’est la guerre, pas question de mettre pied à terre. Le ravitaillement se fait en suivant le plan de navigation, tout est prêt qu’on saura jamais dans quelle rade on a relâché. L’escale, à peine la côte plus proche, au signal consignés dans les parties aveugles, depuis le début pré­venus : C’est pas à vous de vous en occuper. Dès que l’avertisseur retentit, vous regagnez vos quartiers et vous bougez plus tant qu’on commande pas de regagner vos postes, vu ? Un homme d’équipage en dehors du périmètre assigné sera remis aux services de la sécurité militaire pour enquête sous les chefs d’inculpa­tion de rébellion, trahison ou espionnage, au choix. Si y en a des fois qui auraient pas saisi, je résume : C’est la cour martiale. Quand le remorqueur, escorté de vedettes, arrivait, avant qu’on l’identifie, on nous expédiait et plus per­sonne ne voyait rien. Une équipe du port mon­tait manœuvrer le vaisseau à notre place et on se dirigeait à petite vitesse vers l’accastillage où dès l’amarrage dans un secteur à l’écart, le ravitaillement était effectué par une équipe, on aurait dit autant ils criaient que des plaintes pendant qu’ils exécutaient les opérations de maintenance et d’approvisionnement, aucun contact avec eux. Plus vite ! Sans arrêt au-des­sus de nous, les flancs du navire heurtés, avec le bruit des grues, des chariots, ce qu’on roule et qui aurait couvert les bruits autour, ils rem­plissaient les soutes, de quoi poursuivre encore plus loin.






On va pas croire qu’il y en a eu qu’on est venu chercher et qui seraient plus là, rapport aux patrouilles qu’on entendait contrôler que personne bronche, des policiers du port, un passe-montagne sur le visage, ils faisaient irruption quelquefois dans un poste, embar­quaient un matelot sans explication. Un quar­tier-maître passait derrière eux, rassurant : L’affaire de quelques heures, rien de grave, faut se tenir à carreau. Il la jouait copain : Tout ce qu’on vous demande, les gars, profitez-en, c’est de souffler un peu. Vingt-quatre heures pas plus tellement ils se remuent côté docks, à croire qu’ils ont hâte qu’on dégage, et on attendait dans les dortoirs, à récupérer comme on peut, jouer aux cartes, avec des commen­taires sur la bouffe, ceux qui ronflent, qui empêchent de dormir. Un groupe veut pousser la chansonnette, ça va dégénérer. On reprenait la mer en suivant. A l’appel pour rejoindre le service, ceux qui tenaient un prétexte pour se précipiter à la poupe suivaient une ligne basse de terre qui reculait avec le remorqueur piquant dessus. Sans intérêt dit le sous-off qui les attendait avec des corvées qui les expé­diaient du côté de l’étrave.






La destination est gardée secrète. Il y en aurait au courant mais ils peuvent pas le dire. Ils prennent un air entendu et ils la bouclent. Un jour après l’autre.






Gabriel Bergounioux, Il y a de, Champ Vallon, 2006, p. 10-12.










Je parlais d’enfermement, d’univers carcéral ; je disais que sans doute c’est un thème qui me touche. Maintenant que j’y pense, je me demande si mes hublots bouchés ne doivent pas quelque chose aux deux romans jumeaux de Gabriel Bergounioux (même titre à deux lettres près – les deux lettres du second éclairant le projet ; 247 pages exactement chacun – au prix peut-être d’une petite triche sur la police). Deux textes, ou plutôt un texte (les deux livres se suivent) quirésonnent, très fort – écoutez. D’ailleurs j’en ai rêvé, à l’époque (ça ressemblait plutôt à un cauchemar, bien sûr). Et l’air un peu étonné de l’auteur, au début, quand j’ai eu l’occasion de lui dire l’effet produit par sa lecture (depuis, dans ma mémoire, Gabriel Bergounioux a l’air un peu étonné). Si l’on veut en savoir davantage sur ce que disent Il y a un et Il y a de, on peut par exemple aller sur le site du Matricule des Anges, ou lire par-dessus l’épaule de Thierry Beinstingel les notesde lecture, déjà anciennes, de ses Feuilles de routes. Ici, c’est les vacances ; on n’expliquera rien. On se contente d’attendre ; voire : on réclame – un nouveau livre.


(Rappelons aussi la récente réédition, dans la collection « Les Singuliers » des éditions Argol, des entretiens entre les deux frères : Pierre Bergounioux, l’héritage – Gabriel Bergounioux / rencontre avec Pierre Bergounioux, et la lecture qu'en fait Jean-Claude Bourdais.)

vendredi 26 décembre 2008

solde de tout compte



Quel homme étrange vous êtes ! N’est-ce pas ? Vous êtes vraiment étrange. Depuis que vous êtes entré dans cette maison nous n’avons eu que des ennuis. Honnêtement. Je ne peux rien prendre de ce que vous dites pour argent comptant. Chacune de vos paroles se prête à toutes sortes d’interpréta­tions différentes. Vous ne dites pratiquement que des mensonges. Vous êtes violent, vous êtes chan­geant, vous êtes complètement imprévisible. Vous n’êtes rien d’autre qu’une bête sauvage, tout bien réfléchi. Vous êtes un barbare. Et pour couronner le tout, vous puez depuis le trou du cul jusqu’à l’heure du dîner. Regardez-moi ça. Vous arrivez ici en vous recommandant vous-même comme déco­rateur d’intérieurs, sur quoi je vous embauche, et qu’est-ce qui arrive ? Vous faites un long discours sur toutes les références que vous avez à Sidcup, et qu’est-ce qui arrive ? Je ne vous ai pas vu prendre la route de Sidcup pour aller les chercher. Tout cela est des plus regrettable mais il semble bien que je sois contraint de me priver de vos services de gar­dien. Voici un demi-dollar, pour solde de tout compte.






Harold Pinter, Le Gardien, Acte III.

jeudi 25 décembre 2008

Voeux



Dehors, la fête, abondante, de toute part.


La fête !


A l’intérieur, on enlève la musique.






Henri Michaux, Poteaux d’angle (p. 35, Poésie / Gallimard).








De joyeuses fêtes à ceux qui passeront par ici, et une pensée pour ceux qui n'y ont pas le cœur.
























Commentaires





Parfait.

Bien reçue !


Commentaire n°1 posté par Didier da le 25/12/2008 à 11h28


moi j'aimerais être ta seule visiteuse aujourd'hui


Commentaire n°2 posté par anonyme le 25/12/2008 à 19h40

mercredi 24 décembre 2008

Seul à voir (heureusement que j'ai de grandes jambes !)



La circulation sur l’autoroute est vraiment un problème, et il nous semble judicieux que M rentre de son côté, par ses propres moyens. Me voici donc seul à conduire la voiture rouge.


C’est une belle voiture de sport ancienne – je n’y connais pas grand-chose mais je vous dirais volontiers que c’est un modèle des années trente – très allongée, un peu en forme de cigare, avec à l’avant un très long capot.


Il me semble (j’éprouve tout de même quelque peine à le proférer), il me semble qu’elle est prévue pour être pilotée par un conducteur assis en sens inverse : le fait de constamment regarder en arrière ne devrait en principe pas poser de problème.


Cependant je suis seul maintenant à son bord, et la circulation fantasque des autres automobilistes me contraint à changer ma position : pour pouvoir me faufiler entre toutes ces voitures, dont aucune ne semble pouvoir choisir définitivement une voie, il importe que je les voie directement. Du coup, vous comprendrez que l’accès aux pédales devient un véritable problème. Heureusement que j’ai de grandes jambes ! Les pédales sont situées complètement à l’avant, de part et d’autre du long capot en forme de demi-cylindre. Ma jambe gauche, tendue à l’extrême, y parvient encore sans trop de difficulté. En revanche la droite est obligée d’enlacer le capot en une acrobatique et périlleuse parodie d’étreinte amoureuse, pour que la pointe de mon pied effleure l’autre pédale ; tout cela à pleine vitesse.

mardi 23 décembre 2008

Vie des hauts plateaux (arbitrairement 11)



Quand je joue au base-ball, je cours plus vite sans les jambes.



A la boxe, pas besoin de bras : les poings suffisent. D’ailleurs on y gagne en allonge.








Commentaires





C'est marrant, j'avais lu ton billet avant de me mettre à bosser et de tomber sur cette phrase atterrante mais en en faisant un billet je n'ai pas fait le rapprochement. Cocasse et mytérieux, donc. (Les bras m'en tombent)


Commentaire n°1 posté par Didier da le 23/12/2008 à 13h18


"Phrase atterrante", bien trouvé ! (Les bras m'en tombent aussi...)

Même genre de coïncidence mystérieuse hier avec l'Employée aux écritures, à propos de chèvres. (C'est la magie de Noël ?)


Commentaire n°2 posté par PhA le 23/12/2008 à 14h14


Un petit post comme je les aime: décalé, drôle, pas un mot de trop et de très belles illustrations. Bravo!


Commentaire n°3 posté par Pascale le 23/12/2008 à 18h09


Merci Pascale (sans le lien, j'ai failli ne pas te reconnaître).


Commentaire n°4 posté par PhA le 23/12/2008 à 18h45


Cela n'aurait pas été grave (sourire). En fait, je viens seulement de me rendre compte qu'il y avait un lien en signature que je me suis empressée d'enlever. Je ne veux pas que les visiteurs pensent que j'écris pour me faire de la pub, je reste donc incognito, ou presque...


Commentaire n°5 posté par Pascale le 23/12/2008 à 20h38


C'est juste que tu as quelques homonymes qui passent aussi par ici. (Mais les autres sont des timides qui n'osent pas laisser de commentaires.)


Commentaire n°6 posté par PhA le 23/12/2008 à 20h49


Au vu de précédent commentaire, je reprends à mon compte le post du 29 décembre !


Commentaire n°7 posté par pascale (une des homonymes) le 30/12/2008 à 13h11


Bonjour, lectrice invisible. Je me demandais si tu réagirais à la chatouille !


Commentaire n°8 posté par PhA le 30/12/2008 à 14h09

lundi 22 décembre 2008

invisible


invisible


Le deuil des Héliades n’est pas moins grand et elles offrent à la mort, vains présents, leurs larmes ; la poitrine déchirée par leurs propres mains, nuit et jour elles appellent Phaéton, qui n’entendra pas leurs pitoyables plaintes ; elles se couchent sur son tombeau. La Lune avait quatre fois, rejoignant les pointes de son croissant, complété son disque ; elles s’étaient suivant leur habitude – car l’habi­tude était née de la répétition – épanchées en lamenta­tions. L’une d’elles, Phaétusa, l’aînée des sœurs, voulant se prosterner à terre, se plaignit de sentir ses pieds raidis. En essayant de la rejoindre, la blanche Lampétié fut retenue au sol par une racine soudainement poussée. Comme la troisième s’apprêtait à s’arracher les cheveux, il lui resta dans les mains des feuilles. L’une sent ses jambes retenues par un tronc, l’autre ses bras se muer douloureusement en longues branches. Et, toutes surprises encore de ce prodige, voici que l’écorce entoure leurs flancs et gra­duellement leur enveloppe le ventre, la poitrine, les épaules, les mains ; seule leur restait libre la bouche pour appeler leur mère. Que pouvait faire la mère, sinon, sui­vant l’élan qui l’emporte, d’aller de l’une à l’autre, et, pendant qu’il en est temps encore, d’échanger avec elles des baisers ? Ils ne lui suffisent pas : elle tente d’arracher aux troncs leurs corps et de ses mains brise les tendres rameaux. Mais il en coule, comme d’une blessure, des gouttes de sang. « Pitié, ma mère, je t’en supplie », s’écrient-­elles, à mesure qu’elle les blesse. « Pitié, je t’en supplie ! C’est notre corps qui, avec l’arbre, est déchiré. Et maintenant, adieu ! » L’écorce vient étouffer leurs dernières paroles. Il en coule des pleurs et, goutte à goutte, au soleil se solidifie l’ambre, né des rameaux nouveaux. Le fleuve transparent le recueille et l’emporte aux femmes latines qui s’en pareront.
 
Ovide, Métamorphoses, Livre deuxième.
 
 
 
Parce qu’en récoltant innocemment quelques-uns de mes petits arbres là où ils poussent pour les mettre là où je les souhaite, je tombe sur l’histoire d’un homme véritable en train de disparaître sous une maladie rare qui, à nos pauvres yeux, lui donne l’apparence d’un arbre. J’imagine qu’il a le choix entre le rôle du monstre de foire et celui du cas clinique d’exception. Réduction de la personne à une fonction. Même les maladies invisibles arrivent à avoir cet effet : c’est la personne qui devient invisible. Même les moindres différences. Ou simplement le métier qu’on exerce. Ou une chose qu’on a faite, dite – devenue caractéristique. On s’efface derrière, on est effacé. Il n’y a personne. 




Commentaires

Spleen hivernal ? Très beau texte, en tout cas. Et je te vois (jamais en entier, dieu merci. Mais quels beaux morceaux !) ^^
Commentaire n°1 posté par Didier da le 22/12/2008 à 06h17
Merci de me voir, Didier !
C'est l'invisibilité spectaculaire de ce pêcheur indonésien (à laquelle je n'ai pas voulu rajouter - d'où l'absence de lien)qui m'a rappelé l'invisibilité générale (quand même beaucoup moins tragique).
Commentaire n°2 posté par PhA le 22/12/2008 à 10h21

dimanche 21 décembre 2008

Mon père s’est perdu au fond du couloir

J’oubliais souvent mon père au jardin municipal. Des semaines entières, assis sur un banc face aux toboggans et aux balançoires, il attendait, sans trop désespérer, que je vienne le récupérer. J’avais entre cinq et sept ans et l’esprit facilement occupé ailleurs. Il fallait donc que quelque chose, une association d’idées, me rappelle l’existence de mon père. Une miette de pain, un journal déchiré. Pourquoi une miette de pain, pourquoi un journal déchiré ? Je ne sais plus. Parfois la présence d’un membre de ma famille suffisait à provoquer le déclic. Et aussi la présence de ma mère. Car il arrivait que la présence de ma mère me rappelle l’existence de mon père.
Alors, pris de panique, je me ruais vers le jardin, parfois au milieu de la nuit. Et là, je trouvais une petite chose ratatinée qui attendait mon retour dans un demi-sommeil. Mon père avait une capacité de survie extraordinaire. Il n’attirait pas l’attention. Personne n’aurait eu l’idée de lui demander ce qu’il faisait là, et pourquoi il restait sur son banc après la fermeture des grilles. Il bénéficiait d’une sorte d’immunité qui lui aurait permis, par exemple, de passer la nuit dans un musée ou dans une banque. Mais il n’en a jamais tiré parti.
Me voyant apparaître, mon père se levait et nous rentrions à la maison sans prononcer un mot. Jamais un reproche de sa part. Pas même une tentative d’explication. Ce n’est que plus tard, par des allusions et des sous-entendus, que je compris qu’un fossé se creusait entre nous. Car bien qu’il me fût toujours difficile de me souvenir de mon père, je partais à sa recherche aussitôt que son existence me revenait à l’esprit. Lui, au contraire, ne cessait jamais de penser à moi, son fils, dont il attendait le retour, mais en souhaitant confusément que ce retour ne se produise jamais.
 
Philippe Garnier, Mon père s’est perdu au fond du couloir, Melville, 2005, p. 9-10.
 
 
 
C’est le caractère « familial » de la troisième partie de Mon suicide – celle qui donne son titre au recueil – qui m’a rappelé cette lecture plus ancienne, familiale aussi ; décalée aussi, avec élégance. Ci-dessus la section liminaire, la plus courte (il y en a onze, les choses allant ensuite s’aggravant ; au cours d’un texte qui – je le précise, un simple extrait pouvant prêter à confusion – n’a rien d’un roman ; c’est plutôt la déclinaison d’un thème).
Philippe Garnier en a publié un depuis, précisément, de roman ; et même un roman « de plage », qui vaut aussi le détour (on peut d’ailleurs ici en lire deux extraits). Roman vraiment, mais de plage juste par le décor – juste et ironique contrepoint au thème obsédant de l’enfermement (le livre peut accessoirement servir d’argument à opposer aux éventuels désirs filiaux ou maritaux de club de vacances). L’enfermement, on l’a déjà, dans Mon père s’est perdu au fond du couloir. C’est à l’évidence un motif essentiel chez Philippe Garnier, et un thème qui me parle aussi, sans doute.





Je vois que j'ai lu plusieurs livres traduits par lui (Offutt, Salter, Fante) mais rien de lui... Je note...
Commentaire n°2 posté par cathe le 21/12/2008 à 11h35
En fait, je crois qu'il s'agit d'un homonyme, Cathe (regardez le lien vers Lignes de fuite, les commentaires). Des Garnier, il y en a beaucoup ; quant aux Philippe, c'est une véritable calamité !
Commentaire n°3 posté par PhA le 21/12/2008 à 12h55
Oui en effet ;-)
Commentaire n°4 posté par cathe le 21/12/2008 à 17h28
N'est-ce pas ? Vous trouvez, vous aussi, que les Philippe sont une calamité ?
Commentaire n°5 posté par PhA le 21/12/2008 à 18h22
Mais non, j'ai plusieurs amis qui s'appellent Philippe ;-)))
Commentaire n°6 posté par cathe le 21/12/2008 à 20h11
Plusieurs ! J'en étais sûr. C'est un nom propre bien commun...
Commentaire n°7 posté par PhA le 21/12/2008 à 20h26
j'ai lu "pendu" au fond du couloir : je sais bien qu'il faut que je change mes lunettes
Commentaire n°8 posté par ms le 22/12/2008 à 13h33
A propos des Philippe (si vous ne voyez pas trop d'inconvénient à ce que je m'immisce dans votre conversation), comme il en croisait partout en grande quantité, Renaud Camus avait choisi de les appeler dans son Journal Philippe I, Philippe II, Philippe III, Philippe IV, etc. Ça finissait par former une dynastie très impressionnante. (Et, bien entendu, le lecteur s'y perdait complètement...)
Commentaire n°9 posté par François Matton le 22/12/2008 à 13h59
C'est la contamination d'un livre par un autre : c'est Mon suicide de Jean-Luc Caizergues, qui, par association d'idées, m'a ramené à Mon père s'est perdu au fond du couloir - et justement, je viens d'en citer "La corde" http://hublots.over-blog.com/article-25901241.html - laquelle n'est jamais très loin. (Voir flou, est-ce voir moins bien ?)
Commentaire n°10 posté par PhA le 22/12/2008 à 14h05
Au contraire, François, bienvenue ! - d'autant plus que vous ne vous appelez pas Philippe. (Mon précédent commentaire était pour ms.) Ce qui est terrible, pour nous autres Philippe, c'est que ce prénom, si commun des les années 60, est aujourd'hui complètement délaissé, au point que pendant l'un de mes cours, un élève ayant à un propos quelconque employé l'expression "vieux prénom", tout le monde s'est retourné vers un malheureux petit gars que des parents inconscients ont affublé de ce prénom, faisant de lui aux yeux de ses petits camarades une curiosité d'un autre temps, une sorte de fossile vivant. Quand on s'appelle Philippe, on fait d'emblée partie d'une génération bien définie (sinon finie) ; ni lifting ni silicone n'y pourront rien.
Commentaire n°11 posté par PhA le 22/12/2008 à 14h26
et imaginez un seul instant ce que c'est que de s'appeler Martine : on vous colle d'emblée 10 ans de plus (et le drame c'est que vous les avez !)
Commentaire n°12 posté par ms le 22/12/2008 à 15h14
Tout de même, des Martine, j'en ai eu dans ma classe, en tant qu'élève - mais c'est vrai que, passé de l'autre côté du bureau, je n'en vois plus.
Commentaire n°13 posté par PhA le 22/12/2008 à 15h56
Je ne suis pas d'accord avec ms : s'appeler Martine c'est rester éternellement jeune par association à "Martine à la plage", "Martine au cirque", etc.
Tapez "Martine" dans Google, c'est la première chose qui apparaît.
Quant à "Philippe", je pense que c'est un peu comme pour "François" : classique et indémodable.
(Mais d'où me vient cet optimisme à propos des prénoms ?)
Commentaire n°15 posté par François Matton le 23/12/2008 à 13h21
C'est bien vrai que Martine aura éternellement le teint frais et les joues rondes, et aussi que François est un indémodable : les petits François sont, me semblent-ils, aussi nombreux que leurs aînés - les Philippe, en revanche, sont vraiment en voie de disparition, et cette catastrophe passe complètement inaperçue, nul ne s'en soucie ; certains même peut-être s'en réjouisse - je ne suis d'ailleurs pas loin de soupçonner là l'existence d'un complot, que dis-je, j'en suis sûr !
Commentaire n°16 posté par PhA le 23/12/2008 à 14h27
Comme je vois que la discussion continue, j'aimerais que vous preniez aussi en compte les Catherine dont je suis ;-) 
Comptez le nombre de Catherine que vous connaissez autour de vous.....

Même quand je téléphone à des amis proches, je n'oublie pas de donner mon nom de famille sous peine de quiproquos ;-))
Commentaire n°17 posté par cathe le 24/12/2008 à 11h29
Et les petites Catherine non plus ne courent plus les rues ni les cours de récréation, hélas... Haut les coeurs !
Commentaire n°18 posté par PhA le 24/12/2008 à 11h53

samedi 20 décembre 2008

Seul à voir (une course de chèvres)

Même si le décor est celui d’une grande surface, d’un supermarchéil s’agit d’une épreuve sportive, à laquelle je vais assister – simple spectateur occasionnel – en compagnie de quelques proches anonymes : une course de chèvres. Un parcours a été nettement délimité, au moyen de tout un bric-à-brac de cartons et de cageots. Et voici que les chèvres s’élancent, chevauchées par leurs jockeys monstrueux (relativement à leurs montures) dont les pieds ne parviennent pas à quitter le sol. La course cependant, malgré cette disproportion, n’en est pas moins endiablée : bestioles et cavaliers caracolent allègrement, les paris vont bon train, l’ambiance est surchauffée. Mais voilà qu’un jockey facétieux entreprend de faire le pitre, porte sa chèvre à bout de bras, bloque le passage des autres concurrents, ouvre une brèche dans le parcours par où s’échappent les animaux. Déjà partout se répand la cavalcade. Tout cela ne va pas faire l’affaire des parieurs !






 

vendredi 19 décembre 2008

Vie des hauts plateaux (arbitrairement 10)

Celle-ci marche lentement le long du trottoir, la tête penchée, en se tenant le bras de l’autre main. Elle marche si lentement que c’est difficile de la suivre.
Pourtant on peut s’y contraindre, et avec un peu de chance voici que d’un coup elle se retourne et repart dans l’autre sens, bien droite, d’un pas assuré, presque fringante. Elle s’est oubliée.

jeudi 18 décembre 2008

Jean-Luc Caizergues nous offre la corde

Un extrait, à coup sûr, ne suffit pas ; je m’en rends bien compte au moment de refermer le livre. Laissons encore une fois Jean-Luc Caizergues nous offrir la corde – pour nous pendre.
 
 
 
LA CORDE
 
 
 
REQUIEM
 
Je suis en
train de me
pendre sur
le balcon
 
lorsque mon
père surgit,
tranche
la corde,
 
et me prie
d’aller fai-
re ça dans
ma chambre.
 
 
 
ENFIN 
 
Rentrant
à minuit
mon père et
ma mère
 
découvrent
mon cadavre
pendu
au plafond
 
de ma cham-
bre et
s’écrient :
Enfin !
 
 
 
LE PENDU
 
La bran-
che à la-
quelle je
me pends
 
casse
sous mon
poids
ajouté
 
à celui
du cadavre
de mon
père.
 
Jean-Luc Caizergues, Mon suicide, p. 208-211, Flammarion, 2008.
 
 
A Lire aussi, l’avis de Jean-Claude Pirotte.

mercredi 17 décembre 2008

Seul à voir (en Hollande)

En Hollande nous sommes au restaurant. Salle moderne et impersonnelle, éclairage insuffisant, plafond bas. Mais qu’importe ! La nourriture est bonne et nous ne cherchions qu’à nous restaurer à peu de frais.
Le repas est terminé. Les clients, les autres, se lèvent de table et sortent, mais par le fond, au lieu de repasser par l’entrée principale. Il se fait de ce côté une sorte d’obscur commerce de tickets. La porte du fond donne sur une cour pavée à gauche de laquelle s’élève un immeuble sans charme au ravalement ancien. C’est là que se rendent les clients, hommes ou femmes, munis d’un ticket, là où les attendent d’autres personnes s’adonnant à la prostitution. Cette sortie clandestine prend presque l’aspect d’un passage obligé.
 
En Hollande je voyage aussi bien en voiture qu’en avion. De ma fenêtre j’aperçois tout en bas une plaine très plate traversée d’une route toute droite. Il y a surtout des champs, quelques bosquets, mais pas la moindre construction. Les seuls édifices, qui d’ailleurs semblent s’élever à une hauteur vraiment considérable, sont quelques bottes de paille, de parfaits parallélépipèdes blonds aux arêtes acérées, serrés les uns contre les autres en plein milieu d’un champ. Quelques véhicules aussi se croisent sur la route toute droite : à un point bien précis de cette route un camion roule à la rencontre d’un car, chacun suivi de quelques rares voitures.
C’est du moins l’image qui me reste sur la photo que j’ai désormais entre les mains, depuis que je suis en voiture. La carte routière d’ailleurs m’informe du nom de la région – curieusement, c’est un nom français : Les Lointains.
 
En Hollande nous allons à la poste, dans cette province reculée. Nous sommes maintenant dans la poste et les choses y sont encore plus obscures, savez-vous ? à la poste les choses sont encore plus corrompues, à la poste les choses font l’objet de machinations insaisissables.
A l’extérieur de la poste, dans un massif fleuri au-delà des gravillons, je vois un arbuste ; feuilles ovoïdes et vernissées, d’un vert sombre, fleurs blanches réunies en ombelles : je devine un membre de la famille des éricacées, certainement très proche des rhododendrons – mais ce n’en est pas un, non, pas de doute, ce n’en est pas vraiment un. J’ai vraiment du mal à mettre un nom dessus. Et je le vois aussi à l’intérieur, ce même arbuste, de la même espèce, sans le moindre doute possible. Pourtant ici il offre l’aspect d’une plante grasse, aux tiges renflées, dépourvues à la fois de feuilles et de fleurs. Il n’est d’ailleurs pas très décoratif. Sans doute n’est-il pas très bien soigné. Mais cela peut-il expliquer son aspect, et surtout celui de cette branche, la plus haute de toutes, grande et large comme un gourdin, à l’extrémité arrondie, luisante, comme lustrée par l’usure ? Et pourtant c’est le même, le même arbuste qu’à l’extérieur, le même qui exhibe la blancheur crémeuse de ses fleurs sur la photo de mon encyclopédie – et voici soudain qu’enfin je l’identifie : il s’agit de x Ledodendron, un genre hybride entre Ledum et Rhododendron, dont j’avais presque oublié l’existence.





Commentaires

Dans les premières pages d'Un temps de saison (Marie Ndiaye), un couple manque l'occasion de rentrer chez lui. Les vacances sont terminées mais ils sont coincés dans ce village où tous les ans ils passent un merveilleux mois d'été. Les vacanciers étant partis, il se met à pleuvoir et petit à petit tout le village se modifie. C'est comme une porte ouverte au fond d'un café qui donnerait sur un monde très étrange et dérangeant.
Commentaire n°1 posté par Cécile le 17/12/2008 à 12h29
Et moi qui ne l'ai toujours pas lue ! (à propos de ce que tu me disais hier...)
Commentaire n°2 posté par PhA le 17/12/2008 à 13h32
 

dimanche 14 décembre 2008

j'entrouvre mon suicide

Dans la cohue glacée de fin d’année qui m’empêche de lire comme je voudrais, j’entrouvre Mon suicide, de Jean-Luc Caizergues, que Pascale vient de me prêter – bonne idée. Poésie-fiction, c’est écrit dessus. Moi qui n’aime pas trop que les romans racontent, ça me plaît que la poésie – ou ailleurs la photographie – s’en mêle.
 
 
CHAISE, ALARME, BUFFET
 
 
 
LA CHAISE
 
Style
campagne.
Dossier
hêtre
 
verni,
assise
paille de
seigle.
 
Flotte
au milieu
de la
piscine.
 
 
 
L’ALARME
 
Une
sirène
intérieure
et 2
 
détecteurs
de mouve-
ment. La
sirène
 
extérieu-
re est
en
panne.
 
 
 
LE BUFFET
 
Chêne
Massif.
157 cm,
 
hauteur
90. Bar-
ricade
la porte
 
d’entrée
fendue
à la
hache.
 
 
Jean-Luc Caizergues, Mon suicide, Flammarion, octobre 2008, p. 17 à 21.
 
 
 
Peu de temps après les Haïkus de prison, la structure ternaire et la fiction possible résonnent d’autant plus – surtout  que cette lecture est encore future, que je ne sais rien du texte.

vendredi 12 décembre 2008

Seul à voir (envisager sérieusement la question)

Dire les choses dans l’ordre m’est vraiment un problème. Je sais qu’il faut vous les dire dans l’ordre, je sais aussi qu’il n’y a pas d’ordre.
Il y en aura un une fois les choses dites, dont certainement ni vous ni moi ne saurons quoi penser.
 
Alors je commence tout en haut d’un immeuble, au dernier étage d’un immeuble ancien comme il y en a à Paris, où peut-être nous logeons provisoirement, M et moi, où nous venons de nous précipiter en tout cas, y cherchant une sorte d’abri. Ils ne sont pourtant pas bien effrayants, ces petits mendiants qui nous poursuivent, qui sont là certainement dans la rue et nous attendent ; pour un peu, en me retournant trop brusquement je vais en voir un là, au milieu du salon vide, qui me fixera en souriant. M s’approche de la fenêtre, je la mets en garde : s’ils nous repèrent, ils seraient bien capables, par dépit, de se venger sur notre nouvelle voiture, qui est justement garée dans la rue !
 
Il me semble qu’il y a un rapport – mais vraiment il ne m’apparaît plus – qu’il y a un rapport avec ces être pâles, dont je viens d’avoir (avant ou après les petits mendiants, ne me le demandez pas : je suis sûr, presque sûr je vous l’ai dit, qu’il n’y a pas d’avant ni d’après) la révélation, même si le mot me paraît un peu fort.
Un peu fort. Pourtant, à y repenser, il y avait en eux quelque chose d’assez spectaculaire, quelque chose d’autant plus spectaculaire par sa relative banalité, du point de vue de l’imagination, une banalité à laquelle on ne m’a pas habitué. Voyez plutôt (car pour une fois je suis en mesure de faire une description assez précise). Il s’agit d’êtres de petite taille, approximativement de celle d’un enfant d’une douzaine d’années, très blancs, peut-être même légèrement translucides, à moins que ce ne soit un effet de leur peau luisante, vraiment très blancs sauf aux yeux, largement marqués de noir. Mais surtout, surtout, d’une extrême minceur, d’une extrême étroitesse plutôt, tout étirés dans le sens de la hauteur, même la tête, comme réfléchis par un miroir déformant. Une vision fantasmatique, ou fantomatique assez ordinaire, j’en ai bien conscience, sans rien y pouvoir.
Quoi qu’il en soit ces êtres existent, je viens de l’apprendre ; ou plutôt ces êtres n’existent pas tout à fait mais tout de même un peu, chez nous (on peut légitimement supposer qu’ailleurs ils existent pleinement). Ils existent au moins suffisamment pour que l’un d’eux, je l’ai compris avec quelque inquiétude, souhaite s’unir avec une femme, une vraie, que je connais. Il semble bien sûr de lui, cet être pâle, la chose paraît ne lui poser aucun problème, au point que la femme elle-même se trouve en position d’envisager sérieusement la question.

jeudi 11 décembre 2008

Seuls ceux que j’aime, écoutez !

Seuls ceux que j’aime, écoutez !
– Comme il n’obtenait aucune réponse, Monge reprit sa respiration et s’immobilisa une seconde, et il répéta :
– Seuls ceux que j'aime, seuls ceux que j’aime, écoutez !
La phrase se perdit. De nouveau elle s’effilocha et disparut dans le noir du tunnel. La nuit absorbait tout. Il faisait chaud, on étouffait, on luttait contre la peur. Pour ne pas avoir l’impression d’être mort, Monge lançait devant lui la formule rituelle, comme là-bas on lui avait conseillé de le faire le plus souvent possible. Son cri ressemblait au mugissement qu’on émet à la fin d’un rêve, quand le visage appelle au secours pour que les yeux s’ouvrent ; quand le corps se débat pour basculer vers un autre monde. Vous avez déjà vécu ça, vous aussi, sans doute. Non ?...
En tout cas, c’était une plainte repoussante. À quoi bon s’époumoner ainsi, hideusement, pensa Monge. À quoi bon mugir. Il avait conscience de ne pas dormir et il savait que, dans son cas, cligner les paupières ne suffirait pas pour qu’il change de monde. Entre ses cils encrassés il voyait seulement des ténèbres, des ténèbres sans nuance aucune. Il avala une bouffée d’air. Il n’en ressentait pas le besoin, mais là-bas on lui avait expliqué que c’était nécessaire s’il voulait ensuite exprimer quelque chose avec de la voix. Gonfler les bronches, pensa-t-il. Prononcer la formule, l’invocation fraternelle. Se rappeler ceux de là-bas, ceux des monastères et des prisons, ceux du fond. Se raccrocher chamaniquement à cela pour persister.
Et pourquoi est-ce que tu beugles, Monge, hein ? se mit-il à réfléchir. Pas la peine de gaspiller ton souffle. Un marmonnement devrait suffire.
– Écoutez, marmonna-t-il. Seuls ceux que j’aime, écoutez !
Il continuait à remuer les jambes. Autre recom­mandation qu’il suivait à la lettre, les moines avaient beaucoup insisté là-dessus. Ne se figer dans le noir sous aucun prétexte. N’avancer qu’en remuant les membres.
Par moments, il devinait contre lui un deuxième corps qui pareillement marchait et haletait. Un deuxième corps !… Le corps le frôlait sans rien dire ou même se cognait à lui, se rattrapait à son épaule, se suspendait à lui sur quelques mètres puis s’écartait. Entre eux la distance n’était jamais bien grande.
– C’est toi ? chuchota Monge.
 
 
Avec les moines-soldats, Lutz Bassmann, Verdier.
 
Ces lignes sont les premières d’Un univers prolétarien de secours, clef d’entrevoûtes d’Avec les moines-soldats. (Que ceux qui ne savent pas encore ce que sont des entrevoûtes lisent sans tarder Nos animaux préférés, que signait Antoine Volodine.) Une voix venue de nulle part (un nulle part carcéral, cependant), d’on ne sait quand (mais près de la fin), d’on ne sait qui (Bassmann, Volodine, les noms se superposent dans le doute). Pour celui qui aime doute et déroute, forcément, cette voix de nulle part parle avec force, crie ces mots mystérieux – qui décidément résonnent mieux dans le silence – requis d’ailleurs après le texte.
Un mot de remerciement toutefois aux Lignes de fuite, ça devient un rite, et bien sûr au Journal LittéRéticulaire, une mine en matière de post-exotisme.
A écouter aussi sur Paludes, une présentation très détaillée des différentes entrevoûtes qui constituent Avec les moines-soldats.