vendredi 20 février 2009

des noms impropres

Cette histoire de nom qui me travaille me renvoie à une autre lecture, il y a un an, ou un peu plus. (Et merci à Cécile, précieuse conseillère, qui m’a aiguillé vers ce livre.)
  
 
Mon père appelait ma mère Caroline. Avait-elle choisi, dès leur première rencontre dans un café de Montparnasse, de se présenter à lui sous ce nom d’emprunt ? Et pourquoi mon père persista-t-il à appeler ma mère Caro­line après avoir appris que ce prénom n’était pas le sien ?
Elle avait dérobé à sa propre mère son prénom. Des années après la mort de leur fils, mes grands-parents paternels continuèrent à nommer leur belle-fille du nom d’une vieille dame corse qu’ils n’avaient jamais connue. Ses sœurs et ses cousins appelaient ma mère Marie-Rose ou, plus rarement, Rose. Après la mort de mon père elle devint progressivement Marie, prénom par lequel la plupart de ses proches, aujourd’hui, la désignent. Elle ressemble beaucoup plus à la morte qu’à la vivante.
Avant la naissance de mon fils ma mère s’inquiéta du nom qu’il devrait lui donner. L’appellerait-il en corse mina, en italien nonna, en français grand-mère ? Pressen­tant le désarroi dans lequel toute nomination plongeait sa grand-mère, mon fils élabora à l’âge d’un an le vocable mamè, peut-être parce qu’il m’entendait l’appeler mamère, ou qu’il avait construit une variante à partir de maman.
Moi-même, depuis une époque précise que j’ai oubliée, ai cessé de l’appeler maman. Lorsque j’ai besoin de sa présence au loin j’émets des sons inarticulés jus­qu’à ce qu’elle comprenne à qui mes oh oh ! s’adressent. Sur les cartes postales que je lui envoyai enfant, la première phrase n’est jamais précédée par rien. Au téléphone, elle commence au milieu d’une phrase, ou prononce exceptionnellement : « C’est moi. » Quand je cherche à lui faire avouer : « Qui ça, moi ? », elle ne répond rien. Souvent elle emploie des pronoms dont elle omet l’antécédent. « Je voulais le voir au Gaumont Alésia. – Voir quoi ? – C’est ma vie. » Il manque presque toujours dans ses phrases quelque chose avant.
Eh bien vous peut-être ; si c’est ce que vous appelez parler, ne jamais dire un mot. Mais pas moi.
 
Hélène Frappat, L’Agent de liaison, p. 31-32, Allia, 2007.




Commentaires

Wow... J'ai explosé mon budget bouquins pour le trimestre, mais plus tard je le lirai je pense...
Commentaire n°1 posté par Loïs de Murphy le 20/02/2009 à 11h11
N'est-ce pas ? Si l'adjectif n'était pas aussi bêtement galvaudé, je dirais bien que c'est un texte dérangeant - avec art.
Commentaire n°2 posté par PhA le 20/02/2009 à 11h58
Un texte indenti-taire
Commentaire n°3 posté par pascale le 20/02/2009 à 12h21
Identité, silence ; oui. Un jour il faudra tout de même que j'évoque l'Innommable.
Commentaire n°4 posté par PhA le 20/02/2009 à 13h35
à PhA : j'ai beaucoup aimé ce livre (à tel point que je croyais te l'avoir conseillé).
Commentaire n°5 posté par coeur en diamant le 21/02/2009 à 10h09
Comment ? Ce n'est pas moi qui, au contraire, te l'avais conseillé ?
(Mais savons-nous encore qui nous sommes ?)
Commentaire n°6 posté par PhA le 21/02/2009 à 13h03
merci Philippe
Commentaire n°7 posté par Cécile le 28/02/2009 à 11h06
 

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