jeudi 9 avril 2009

comme vous j’ai crié et suis tombée du sexe d’une femme

Là-bas chaque être est de même sexe, de même âge. Là-bas personne ne peut concevoir les couleurs.  Ma famille venait des Temps Filiaux, ce qui est rare et ­explique que je sois sensible, pour peu qu’au moyen d’une liste l’on y aide ma mémoire, aux stridulations d’insectes et explosions des chatons de genêts. Ma mère a grandi dans le ventre de sa mère, en est issue, a respiré un air plus ou moins confiné. Moi-même comme vous j’ai crié et suis tombée du sexe d’une femme. Là-bas gouverne un Conseil d’officiers. Le Conseil suit et note les agissements de chacun, sans souci de morale. Tu dois être noté, être su, dit, produit, écrit, compté. Compté aussi, puisque là-bas il arrive que l’on puisse être dit par les chiffres. Mais certains passeraient à la trappe. Chacun des oubliés libère une masse de récits, chiffres, notes, paroles que les mem­bres du Conseil s’approprient, pense-t-on, illégale­ment. C’est ainsi que le Contre Ministère qui m’emploie en est venu à surveiller les surveilleurs. Qui sait ce que les surveilleurs pourraient faire des récits, productions, libertés de nos errants. Une maladie portée, excrois­sance de ceux qui ne furent chiffrés, ulcères de pen­sée. La mémoire ; personne n’en est là. Les efforts auxquels il fallut se prêter, pour animer la mienne. J’avais pourtant par naissance toutes les capacités.
 
Peu à peu le CM a élargi ses fonctions. Il envoie des espions dans les Temps Filiaux. Les meilleurs des espions sont ceux issus de femmes elles-mêmes issues de femmes. Mais nous sommes de moins en moins nombreux. Nos conseillers entraînent donc de manière accrue ceux qui ne sont nés que de soi. Ces agents-là, tombés de rien, ne savent développer certaines facultés sensibles. Ils sont affectés à d’autres enquêtes qu’à celles que je dois mener (moment vif de la crise, passage de la vie à la fin, jusqu’au cri). Je ne sais rien de l’usage que le CM fera de mon travail. Je me suis engagée à ne pas me soucier des consé­quences de ma mission.
 
Dire, cela m’est arraché de nuit, je parle aux murs de la chambre où je suis enfermée, au moustique épin­glé, aux grillons qui bruissent dans les herbes. Je pense aux lieux de là-bas où je fus. Où je fus sans la montée du drame – ou bien dedans, à l’intérieur du drame, sans savoir qu’il était installé invasif à peine que l’on est – pourtant jadis drame fait de chair, nourri aux mamelles et tapi dans de douces cavernes. Chercher le couloir tapissé, corridor des fatigues. Devant l’entrée surgit ce que l’on ne voit pas toujours. Le drame se présente. Mettez-moi en ailleurs criait une vieille dame en mourant.
 
Marie Cosnay, Les Temps Filiaux, Atelier In8, 2008, p. 27 à 29.
 
J’ai retrouvé Les Temps Filiaux ! Ça se fête ! (Il y a quelque chose de caché, de secret dans ce texte, et que ce soit précisément ce livre qui se dérobe à mes recherches, c’était une jolie coïncidence.)




Commentaires

Merci pour cette lecture. Me donne vraiment envie d'y aller voir. A bientôt Philippe
Commentaire n°1 posté par cecile portier le 09/04/2009 à 11h51
En fait je n'ai lu que trois livres de Marie Cosnay, et - c'est un peu bête à dire mais je le dis quand même - je trouve à chaque fois que c'est un auteur qui gagne à être lu.
Merci de la visite, Cécile.
Commentaire n°2 posté par PhA le 09/04/2009 à 13h24
Philippe, je me permets de " photocopier " (on dit comme ça ?) le commentaire de Cécile.
Commentaire n°3 posté par Christophe Borhen le 09/04/2009 à 21h46
Bien sûr, Christophe - et je photocopie mon propre commentaire.
Commentaire n°4 posté par PhA le 09/04/2009 à 22h14
Je suis en colère contre Thierry Guichard. Il me donne d'habitude envie de lire les écrivains dont il parle, et dans son numéro sur MC il a donné une image d'elle qui n'a pas mis en valeur son talent d'écrivaine. Je lui en veux.
Merci à vous pour cet extrait qu'il aurait dû publier en partie.
Commentaire n°5 posté par Loïs de Murphy le 15/04/2009 à 09h19
C'est aussi que ces Temps filiaux ne sont plus l'actualité de Marie Cosnay (d'ailleurs il faut aussi parler des livres à contre-temps...)
Commentaire n°6 posté par PhA le 21/04/2009 à 01h00

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