dimanche 5 avril 2009

le futur champion – c’était moi

La première fois que je le vis – grand, blond, plutôt maigre, un doux sourire un peu absent flottant sur les lèvres-, il s’avançait dans le hall du club, deux raquettes et un gros sac de sport dans une main, un panier de balles dans l’autre, se dirigeant vers les courts couverts. Après avoir posé son sac sur le banc près de la chaise d’arbitre, il en tira plusieurs objets : une serviette blanche qu’il disposa soigneusement à côté d’une gourde de scou­tisme, une petite boîte de fer blanc (dont j’appris par la suite qu’elle contenait les indispensables sucres néces­saires en cas de défaillance) et, pour finir, un gros manuel intitulé : Comment devenir un champion en cinquante leçons. Il exécuta ensuite avec application une longue série de mouvements de gymnastique très compliqués, visible­ment d’origine asiatique et vraisemblablement destinés tout à la fois à l’échauffement et à la concentration, ainsi qu’éventuellement encore à l’harmonie spirituelle avec l’univers tout entier. En ayant terminé avec ces prélimi­naires, il se plongea intensément dans la contemplation d’une planche illustrée du manuel puis, saisissant le pa­nier qui contenait une soixantaine de balles usagées, il vint se placer sur la ligne de fond de court et répéta mé­caniquement le mouvement du service, frappant les balles les unes après les autres. Dissimulé derrière l’un des montants de la galerie d’où je l’observais, je ne fus pas sans remarquer l’extrême élégance de ses gestes. (…)
Enfin, nous commençâmes de nous entraîner ensemble et j’étais chaque jour davantage impressionné par la pu­reté de son style. Cependant, chaque fois que je lui pro­posais (étant plus jeune et brûlant du désir légitime de me mesurer à plus fort que moi) de compter les points, il refusait, prétendant qu’il n’était pas encore tout à fait prêt, laissant d’ailleurs entendre qu’il le serait bientôt et qu’alors, « on verrait ce qu’on verrait ! » Ce dont je ne doutais pas un instant, persuadé qu’une technique aussi accomplie ne pouvait manquer à sa destination.
Je crus découvrir quelque temps plus tard que le se­cret de cette merveilleuse technique n’était autre que sa pratique assidue du mur d’entraînement. Passant de longues heures de suite à taper la balle tout seul, cela te­nait chez lui de la pratique rituelle, presque de la reli­gion. Chaque matin, m’apprit-on, il venait très tôt et s’installait en face de ce mur, répétant inlassablement les mêmes gestes comme un artisan consciencieux. Pour un temps, jaloux de sa technique, j’essayais d’en user de même. Je dus cependant très vite me rendre à l’évidence que non seulement cette pratique requérait une patience presque surhumaine, mais encore qu’elle se révélait, dans mon cas, d’une étrange inefficacité par la suite sur le terrain, face à des joueurs réels, mobiles et imprévisibles (lui-même aurait dit sournois)…
 
Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture, « Le futur champion », José Corti 2002, p. 106 à 109.
 
Grâce à Pascale encore, grand plaisir hier d’écouter Denis Grozdanovitch lire quelques passages de ses derniers livres : L’Art difficile de ne presque rien faire, Brefs aperçus sur l’éternel féminin, De l’art de prendre la balle au bond… Grozdanovitch est un conteur, et ses fables modernes, tragiques ou (parfois vraiment très) cocasses méritent aussi d’être écoutées. Comme plusieurs lectures avaient pour cadre le rectangle des courts de tennis où il a passé une bonne partie de sa vie, m’est naturellement remontée à la mémoire, de son Petit traité de désinvolture, lu à sa parution en 2002, l’histoire du Futur champion dont j’ai partiellement recopié le début ci-dessus.
En la relisant ce matin, cette histoire, je comprends mieux pourquoi je m’en souviens si bien. Cette figure élégante et dérisoire, entre sage et fou, de celui qui remet sa vie à plus tard, qui s’exerce seul et peine face au réel, a – ou a eu – quelque chose d’un miroir. Il faudra que j’y revienne, parce qu’au fond c’est bien pour ça aussi que j’ai ouvert ces Hublots. (D’où mes coupures, où j’ai égoïstement effacé l’autre figure, celle du narrateur – qu’il m’en pardonne.)
Si j’ai pu la relire ce matin, cette histoire, c’est grâce à Marie Cosnay. Car mon Petit traité de désinvolture, je l’avais égaré il y a quelques temps en rangeant ma bibliothèque – on ne devrait jamais ranger sa bibliothèque (je me répète, c’est parce que je me repens). Et lorsque j’ai lu André des Ombres et que j’ai voulu rouvrir les Temps filiaux, impossible aussi de remettre la main sur celui-là. Du coup, torche au front, j’ai fouillé un peu partout, et j’ai retrouvé… Petit traité de désinvolture ! Mais pas les Temps filiaux. Je poursuis les recherches.
Et si je parle de Marie Cosnay, c’est aussi parce que le Matricule des Anges tout frais d’avril, trouvé hier dans ma boîte aux lettres, lui consacre son dossier. Et autant (comme très souvent), la partie biographique me renvoie par contraste à ma longue et solitaire procrastination littéraire, autant l’interview fait écho à mes propres préoccupations : « Ça me tombe des mains quand je lis ça, des phrases utilitaires. » « Il n’y a pas de maîtrise totale. » « Dans tous mes livres, il y a une enquête (…) qui est menée pour qu’un narrateur advienne. Chaque livre est une tentative de naître. »
Pour revenir à Denis Grozdanovitch, ou plutôt pour revenir à moi, ou plutôt pour y rester puisque encore une fois parler d’autrui c’est parler de soi, je ne suis pas revenu les mains vides, hier : ceux qui me lisent et ceux qui ont déjà flairé mon parfum légèrement chloré du samedi matin devineront sans peine le titre du livre qui s’est imposé à moi comme une évidence : Rêveurs et nageurs.




Commentaires

Coïncidence... De Denis Grozdanovitch je ne connaissais rien il y a encore environ deux semaines. Je l'ai découvert par hasard, à la faveur d'une émission matinale sur France Inter, où il était venu présenter son dernier livre - livre dont le titre ne pouvait pas manquer de susciter mon intérêt... Voici donc :
http://www.radiofrance.fr/franceinter/em/cinqsept/index.php?id=77761

Sinon, tu as raison, on te voit plutôt évoluant en aller-retour le long d'un couloir nageurs que courant après une balle de tennis !
Commentaire n°1 posté par pascale le 05/04/2009 à 21h12
Merci de ta présence chaleureuse, Philippe, de ta gentillesse coutumière et de ton aimable contribution, encore !

J'espère que ton achat te comblera autant qu'il me comble. Je l'ai lu trois fois (car je l'ai présenté avec Denis à trois endroits différents et je relis tout à chaque fois), et je ne m'en suis jamais lassée. C'est plutôt bon signe... Si la poésie t'attire, je te conseille "La faculté des choses", un ouvrage délicieux, aussi (mes préférés).

A très bientôt, peut-être.
Commentaire n°2 posté par Pascale le 05/04/2009 à 21h38
Je te le recommande, pascale (désolé de te priver de majuscule pour te distinguer de Pascale - mais c'est ton choix) ; je suis sûr que tu aimeras. Et je n'ai pas de doute non plus pour Rêveurs et nageurs, Pascale, dont déjà le titre m'enchante. D'ailleurs je me demande bien comment il a pu se faire que ce livre m'ait échappé, car le Petit traité avait été une belle découverte ; je devais être obnubilé par mon propre livre, paru juste après.
Commentaire n°3 posté par PhA le 05/04/2009 à 22h10
Merci pour ce large extrait. Le sport m'indiffère mais la plume de cet auteur me parle.
Quant à Cosnay, je viens de lire LMDA moi aussi et la façon dont TG en parle m'a surprise, je vais essayer d'en parler sur mon blog. (Je ne  connais pas Cosnay et n'ai rien lu d'elle, pour une ex-Toulousaine ça la fout mal !)
Commentaire n°4 posté par Loïs de Murphy le 06/04/2009 à 15h11
Le sport n'est qu'un thème, parmi d'autres ; ce n'est pas un sujet. D'après ce que j'ai lu chez vous, je pense bien que vous aimerez Denis G.
Marie Cosnay, c'est étrange. Sans bien tout comprendre à Déplacements, cette première lecture m'a donné envie de poursuivre (quelque chose de caché, d'in-vu, j'aurais envie de dire). Les Temps filiaux est un livre très étrange (très différent) et très stimulant (il faut vraiment que je le retrouve - lui aussi se cache). Quant à André des Ombres, c'est sans doute celui qui m'a le plus touché - mais du coup, je suis encore en retard des deux titres qui font son actualité, sans parler des anciens. Idem pour Denis Grozdanovtich, d'ailleurs. Aucune importance : ces livres-là ne sont pas des denrées périssables.
Commentaire n°5 posté par PhA le 06/04/2009 à 18h33
... mais c'est moi qui ai les temps filiaux...
Commentaire n°6 posté par pascale le 06/04/2009 à 22h29
Non ! Si ? Mais pourtant je me souviens que tu me l'as rendu - mais j'ai dû oublier de le prendre / mais pourtant je me revois le remettre pas à sa place / et d'ailleurs c'est là que je le cherchais, pas à sa place - et... il n'y était pas ! Eh bien j'aurais pu chercher encore longtemps...
Commentaire n°7 posté par PhA le 06/04/2009 à 22h47

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