dimanche 15 novembre 2009

sabotage de l’instant zen

C’est alors qu’une voix rompit la furie du zinzinement général – un îlot, des vibrations humaines égarées parmi les vagues hyménoptères et diptères.
« Je boirais bien une goutte de thé », suggéra la voix.
Kokoï s’ébroua de sa chaleur dégoulinante et leva les yeux. L’inspecteur-délateur Popouk bâillait près du râtelier des carabines, sa place favorite pour surveiller ­l’avancement des enquêtes de ses collègues, mais comme il venait de se réveiller il ne tenait pas encore en main le stylo crasseux avec lequel il rédigeait habituelle­ment ses rapports anonymes.
Un teint marbré par la lourdeur du climat, l’alcool, l’envie rongeante ; une couleur papillon de nuit qui lui descendait depuis la calvitie jusqu’aux paupières, puis jusqu’aux lèvres perdues dans les replis et les goutte­lettes saumâtres. De toute manière, un spectacle qui n’intéressait plus Kokoï, maintenant qu’il avait en tête la perspective de la préparation rituelle du thé.
« Bonne idée. Je m’en occupe. A propos, tu n’aurais pas vu le couvercle de la bouilloire ? »
L’oubli de soi dans la quête de l’eau et des braises, voilà au moins un bonheur zen qui brillait au milieu de la déroute généralisée, Tchéka et univers en naufrage.
Et alors, à l’instant où le mouton appointé allait répondre, la porte s’ouvrit brusquement, et un grand moustachu du secrétariat général s’engouffra dans le bureau, imprégné de haut en bas par la suffisance et l’odeur de linge douteux qui caractérisent les miliciens chargés de tâches intermédiaires.
Kokoï reposa sur le tabouret des interrogatoires le réchaud qu’il venait à peine de débarrasser de ses cendres.
Une communication urgente du secrétariat général », dit le moustachu.
L’insolence lui sourdait par tous les pores. C’était tout à fait ce genre de petits bureaucrates pleins de morgue qui complotaient avec la fraction du secrétaire Ranjith Mohideen, un œil toujours louchant vers les bulletins de santé de Wassko Koutylian. Un œil luisant d’impa­tience.
« Pour l’inspecteur Kokoï…
– Inspecteur-chef », rectifia sèchement Kokoï.
L’aigreur lui remontait le long des papilles, à cause de Mohideen, ce charognard, et aussi à cause de cette interruption indélicate, la sérénité zen bousculée, aux oubliettes.
« Excusez-moi. C’est à propos d’un dénommé frère Müllow. Vous le situez ?
– Déjà lu son nom dans une note de service. Müllau, vous dites ? Un illuminé ?
– Quelque chose comme ça. Un petit-bourgeois qui propage des rumeurs contre-révolutionnaires, tout en pratiquant la magie clandestine.
– Ah ! la magie clandestine… »
Deux secondes : Kokoï affectait d’être plongé dans une réflexion profonde. L’autre l’agaçait, il avait envie de lui jeter en travers du gosier tout ce que lui-même digérait mal, toutes ces tables surchargées de dossiers, le quotidien minable, les armoires débordant de pièces à conviction, les porte-bonheur suspendus, en fer-blanc, en cuivre, en plumes, les alambics, les casse-tête, les machines à écrire hors d’usage, les carabines d’assaut à canon court, inadaptées à la riposte en cas d’attaque de francs-tireurs depuis le lointain sommet des arbres.
Une fenêtre claquait, remuant des senteurs de bam­bous, contrariant les plans d’une escadrille de papillons orange.
« Pas si clandestine que ça, votre magie. La voilà qui déborde sur la place publique, saviez pas ? La première sorcière venue peut rajouter quinze étages un immeuble de l’avenue Moskovski sans que la Tchéka soit capable ni de l’en empêcher, ni de l’imiter… Vous êtes bien sûr que ce n’est pas nous, les clandestins ? »
Le moustachu et l’inspecteur s’entre-regardèrent. Une épineuse broussaille d’incompréhension séparait leurs deux intelligences.
« Je ne sais pas », dit le moustachu. Un geste évasif, comme s’il avait été pris en flagrant délit mensonge. « Donc, euh… ce frère Müllow a été tué la nuit dernière. On parle de meurtre maquillé en sui­cide. Bien entendu, la population accuse la Tchéka.
– Quel quartier ?
– Kolomenski, vers l’embouchure de la Fontanka : le quartier indonésien. Müllow avait une chambre sur l’arrière d’un bar suspect.
– Le nom du bar ?
– Le Jane Austen. »
J’aurais dû m’en douter, pensa Kokoï.
 
Antoine Volodine, Un navire de nulle part (Raison et sentiments, « Sabotage de l’instant zen »), Denoël, 1986.

Commentaires

Le Jane Austen ? C'est vraiment bizarre, j'aurais dû m'en souvenir.
Commentaire n°1 posté par C. Watson le 15/11/2009 à 22h05
C'était dans le quartier indonésien de Pétrograd, en pleine jungle tropicale. On y pratique couramment la magie clandestine, ce qui peut expliquer votre trou de mémoire.
Réponse de PhA le 15/11/2009 à 22h19
Jamais su lire Volodine, je ne sais pas pourquoi, j'ai du mal, ne trouve pas la clé pour entrer dans ses livres. Plus tard, peut-être...
Commentaire n°2 posté par Pascale le 16/11/2009 à 17h28
J'ai l'intention d'en poster un autre extrait, à mettre en perspective. J'essaierai aussi peut-être d'en dire quelques mots - si je les trouve. (Difficile à dire, l'effet que me fait Volodine. C'est un monde en soi, j'ai envie de tout lire.)
Commentaire n°3 posté par PhA le 16/11/2009 à 18h06
Ne te prive pas, lis tout. Ceux qui aiment le lire sont comme toi.
J'ai peut-être eu le tort d'aller assister un jour à un spectacle au théâtre de la Colline où son texte en entier (je ne sais plus lequel, un roman avec des animaux et une tripotée de noms à la queueleuleu) était lu et joué. J'ai détesté, suis partie avant la fin. Depuis, je recule, il y en a tellement d'autres qui m'attirent...
Commentaire n°4 posté par Pascale le 16/11/2009 à 18h18
Sûrement Nos animaux préférés (j'adore !) Un jour (ou peut-être plutôt une nuit, d'ailleurs), il faudra que tu lui donnes une autre chance.
Commentaire n°5 posté par PhA le 16/11/2009 à 19h12
Une nuit lointaine, oui, je ne ferme jamais les portes mais pendant quelques mois j'ai au programme de nombreuses relectures...
Commentaire n°6 posté par Pascale le 16/11/2009 à 19h35
Je pense en effet que la magie de Volodine passe mieux à la lecture qu'au théâtre où certaines mises en scène peuvent être inutilement rébarbatives. Mais notre hôte est plus qualifié...
Commentaire n°7 posté par Depluloin le 16/11/2009 à 19h57
@ Pascale : Parfois il est préférable de quitter la salle que de piquer des fous rires nerveux et totalement incontrolables avec une autre Pascale de ma connaissance.
Commentaire n°8 posté par Depluloin le 16/11/2009 à 20h20
Est-ce de ma faute à moi si je suis chatouilleuse ?
Commentaire n°9 posté par tor-ups le 16/11/2009 à 20h37
C'est vrai, les fous rires me connaissent mais jamais nerveux, toujours volontaires.
Pour en revenir à Volodine, la mise en scène était dans le genre "new wave", comme tout (ou presque) ce qui passe à la Colline. Et j'ai beaucoup rit avant que ça débute en écoutant les discussions snob alentour : tous se la pétaient grave, ça fait bien de crâner dans le beau monde. J'étais pliée de rire face à leur ridicule. Ils ne s'en rendaient pas compte. Me suis sentie étrangère, une fois de plus.
Commentaire n°10 posté par Pascale le 16/11/2009 à 20h37
Et Pascale n'était pas à mes côtés! Snif...
Commentaire n°11 posté par Pascale le 16/11/2009 à 20h39

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