vendredi 15 janvier 2010

conjurer le fantôme opiniâtre qui réclame son dû


Donc, on penche chaque ombelle avec précau­tions, sans la casser. On l’inspecte avec des yeux brouillés de sueur, la cervelle en ébullition, suf­foqué par la senteur des plantes, les relents de vase, les bouffées d’éther. On doit recharger sans cesse le flacon où l’on introduit les captures. C’est ainsi et pas autrement qu’on peut effacer la dette, conjurer le fantôme opiniâtre qui réclame son dû, sans égard à la pénibilité du poste, au labeur aride, ingrat de l’après-midi. Ce qu’on fait ne vise qu’à empêcher qu’un gosse inconsolé ne survive à l’adulte anéanti. Quand celui-ci pour­rait être tenté de ne pas attendre, d’aller au-­devant de la paix à laquelle il se sait promis, quelqu’un a besoin de ses services, du reste de l’intermède, pour obtenir ce qui lui permettra, à lui aussi, de partir. Je n’ai rien fait, dans les gorges, sous la canicule, et à d’autres moments, encore, par les bois enneigés, que travailler à délivrer les spectres frêles qu’on laisse, malgré soi, en chemin.
Un tiers, en bordure de la prairie, à l’ombre, aurait mal compris. Il n’aurait rien vu. Il se serait mal expliqué qu’on soit à incliner méthodique­ment des fleurs sauvages, à l’heure mauvaise où le soleil joue de la trique sur ce qui passe à sa portée. Et c’est normal. Celui qui nous a expé­diés là est trop loin pour qu’on l’aperçoive. Le gain aléatoire, minuscule, qu’on transpire à se procurer doit couvrir une dette dont nulle trace perceptible ne témoigne. Le monde réel, le soleil d’aujourd’hui, le travail de chaufournier n’enfer­ment pas leur raison suffisante. Ils n’existent qu’autant que notre condition nous prédestine à la dépossession et à l’impuissance puis à recouvrer, d’ahan, ce qui nous fut ravi afin de partir comme on est arrivé, tout entier, sans laisser des heures béantes, des fantômes désolés. Ils tour­menteraient, je crois, ceux qui nous suivront. Ceux-ci toucheraient nos obligations mal tenues, notre espoir abandonné, l’intégralité de nos arriérés, avec usure, alors qu’ils seront pareils, promis à perdre et à pâtir avant de s’aviser qu’ils ont à revenir en eux-mêmes pour s’en aller comme ils sont venus.
 
Pierre Bergounioux, Le Grand Sylvain, Verdier, 1993, p. 32-33.
 
 
Conjurer le fantôme opiniâtre qui réclame son dû, il y a longtemps déjà que j’ai compris que c’était tout d’abord le moteur de mes mots, et bien loin de là plus prosaïquement de nombre de mes gestes, notamment ceux-ci (enfant abandonner aux bois tant de beaux champignons car personne autour de soi pour y mettre les noms, enfin adulte apprendre tout dans les livres et vouloir la forêt à sa porte) ; en revanche j’en ai rarement lu comme à l’instant ici l’écho si clair.

Commentaires

J'ai lu récemment un livre de Pierre Michon Le Roi du bois et ce beau texte de Pierre Bergounioux m'y fait penser.

(votre goût pour les champignons est hallucinant;o)) 
Commentaire n°1 posté par Ambre le 15/01/2010 à 22h21
Vous en avez désormais la clef : ce goût est clairement une dette à l'enfant, je le sais depuis longtemps au point de l'avoir déjà écrit ailleurs ; et c'est une belle surprise pour moi d'en voir le reflet en insecte cuirassé dans la lecture de P. Bergounioux.
Réponse de PhA le 15/01/2010 à 22h34
Mais enfin, Philippe! laissez-nous le temps de lire! Ces photos - je pense à la dernière entre autres, mais surtout - nous accaparent! (Ce champignon perché sur sa branche! Rien dans le bec, fier de lui.)
Commentaire n°2 posté par Depluloin le 16/01/2010 à 00h31
En toute honnêteté (et je rajouterai : en toute logique) le cétoine n'est pas de moi - en revanche j'ai en effet croisé ce fier champignon qui a bien voulu poser pour moi.
Réponse de PhA le 16/01/2010 à 09h24
Chaufourniers de l'écriture : ce serait une belle définition pour certains d'entre eux que nous aimons lire, au soleil ou à la lampe électrique, dans les bois ou sur le sable.
Commentaire n°3 posté par Dominique Hasselmann le 16/01/2010 à 09h45
En effet, c'est bien ce qu'ils sont.
Réponse de PhA le 16/01/2010 à 15h22
Merci de me faire  découvrir ce très beau texte de Bergounioux."Ce qu'on fait ne vise qu'à empêcher qu'un gosse inconsolé ne survive à l'adulte anéanti".
Comme cette toute petite phrase me fait trembler , je dirai d'abord  à voir avec mon métier et puis nos " fantômes qui réclament  leur dû" .
Commentaire n°4 posté par marie guegan le 16/01/2010 à 13h26
Savoir les écouter - quitte parfois à leur dire de se taire.
Réponse de PhA le 16/01/2010 à 15h26
Ouf! En effet, quel coup de poing! Merci, Philippe! (Encore un livre! un! Mais celui-ci indispensable apparemment...)
Commentaire n°5 posté par Depluloin le 16/01/2010 à 13h47
Je ne sais plus où ni quand, comment, à la suite de quoi ou de rien j'ai acheté ce livre (sinon bien sûr que j'avais déjà lu quelques autres - mais pas tant - de l'auteur) ; en tout cas je baise ma main qu'encore une fois j'ai eue heureuse.
Réponse de PhA le 16/01/2010 à 15h36
Vouloir la forêt à sa porte...et les champignons bien rangés en rang d'oignons dans le panier, déposé devant la porte, tout se tient.
Commentaire n°6 posté par Gilbert Pinna, le blog graphique le 16/01/2010 à 16h23
Comme vous dites.
Réponse de PhA le 16/01/2010 à 20h00
Ah ben oui, forcément, Bergougnoux. Mais c'est quad même de la triche.
Commentaire n°7 posté par Anna de Sandre le 17/01/2010 à 10h28
A votre service, Anna.
Réponse de PhA le 17/01/2010 à 10h52
Le Grand Pierre Bergounioux...
Commentaire n°8 posté par François Matton le 18/01/2010 à 10h23
Oh oui !
Réponse de PhA le 18/01/2010 à 17h48

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