lundi 3 mai 2010

ce qui entre et ce qui sort par la bouche

L’aînée se donne aux mots avec furie. Elle croit, sans le penser distinctement, que là est le passage, elle cherche parmi touffeur, profusion, escarpements, la ligne de crête, la ligne de fuite, l’échappement entrevu, la terre promise. Séparer le bon grain de l’ivraie, les mots qui sauvent de ceux qui tuent, est-ce possible et tout n’est-il pas, comme pour la nourriture, d’un seul tenant, d’un seul bloc qu’on est tenu d’absorber sans faire d’histoire, le mal avec les mots et le bien greffé sur la matière restante, la dure saillie du silence ? Il faut biner, sarcler, élaguer mais elle est piètre jardinière, tout lui vient en masse et elle prend tout, pire, elle veut tout, pas de crible et tant pis si ça brûle jusqu’au cri. Ce qui entre et ce qui sort par la bouche. C’est bon et c’est dangereux. Manger est volupté, former formuler les mots est une autre jouissance. Le pouvoir d’épeler le monde est une griserie qui monte à la tête. Les mots, bonbons qu’on suce, qu’on roule indéfiniment sous la langue. Les sonorités dont on se délecte, qui charrient tout un monde évocatoire, invocations, incantations, on est l’humble fidèle récitant suppliques, en appelant aux dieux et on est le dieu à la tête d’un têtu et fourmillant royaume. Car les mots abondent et les mots résistent. On ne peut pas leur faire dire ce qu’on veut. Ce sont des dirigeables qui se dirigent tout seuls, volent de leur propre chef. Ils sont chargés d’antécédents. Manger est dangereux car les mots s’infiltrent dans les mets et entrent dans le corps. Dire est dangereux car les mots drainent toute la mémoire du corps. Sous la langue il n’y a pas d’innocence.
 
Ysé Ténédim, Enfant gâtée, Les Contrebandiers éditeurs, 2010, p.114-115.
 
Jacques Josse, Michel Abescat et Nikola (du blog Paludes) parlent mieux que je ne saurais le faire (d’autant plus que le temps à nouveau me manque, fin de vacances oblige) de ce beau récit douloureux, l’histoire d’un amour mortifère qui presque paradoxalement – et d’ailleurs non sans difficulté – donne naissance à l’enfant gâtée du titre, dont le rapport à « ce qui entre et ce qui sort par la bouche », langage et nourriture, devient, on le devine, les conditions de la vie même. 



Commentaires

Je vais éviter votre blog quelques jours... :o)
Commentaire n°1 posté par Adey Hesse le 03/05/2010 à 07h47
Allons allons ! On ne mollit pas !
Réponse de PhA le 03/05/2010 à 08h12
Articuler comme on mastique ?
Commentaire n°2 posté par Gilbert Pinna, le blog graphique le 03/05/2010 à 08h16
Oui : avec peine.
Réponse de PhA le 03/05/2010 à 17h27
Ah mais non c'est plus possible (je vais aussi arrêter votre blog, tsss), ce texte me donne trop envie de lire le tout.
"Sous la langue il n'y a pas d'innocence" (tiens j'en avale de travers là)
Commentaire n°3 posté par Ambre le 03/05/2010 à 11h04
Eh bien mais si, ne vous privez pas ! (de lire, veux-je dire - pas d'arrêter !)
Réponse de PhA le 03/05/2010 à 17h30
Je mange trop mais pas assez de mots! (Idem : la dernière phrase!)
Commentaire n°4 posté par Depluloin le 03/05/2010 à 17h47
Cet appétit-là est insatiable !
Réponse de PhA le 03/05/2010 à 17h57
Faire de ces mots cannibales des mots caresses qui s'arrêtent juste au seuil du vertige ...
Commentaire n°5 posté par Saravati le 04/05/2010 à 12h52
Les vivants sont des équilibristes.
Réponse de PhA le 04/05/2010 à 13h14
Bonsoir, voilà un texte à lire pour l'éduc spé que je suis...à proposer à mes collègues si toutefois ceux-ci veulent bien se mettre à lire et réfléchir...car des ados malades de la nourriture et exigeantes jusqu'à frôler la mort,souvent jeunes filles brillantes,j'en rencontre parmi tant d'autres. Enfants et adolescent en mal de vivre... mon travail quotidien.
L'autre tâche clandestine encore:l'écriture pour me dégager un peu d'air et souffler grâce à la mise en musique des mots,et des maux- dits ici et là.
Bon, alors à un de ces jours chez les bordelais ,dévoreurs de poésie toujours de chez Olympique,souvent dégusteurs de vins illustres entre amis- amateurs de poésie par goût des mots ,des vers(verres ) et des proses.
Liquide est vraiment un trés bon cru.
PS;découvert un blog d'écrivain grâce à vous,où il est question d'ortolans,aussi ai-je mis mon grain de sel ,puisque je suis aussi landaise...
Hasta luego ! Véronique
Commentaire n°6 posté par veronique cotet chastelier le 05/05/2010 à 21h26
Oh oui... (je réponds à votre premier paragraphe).
Bordeaux ! Olympique ! Mais oui ! (du coup je suis plus fier encore de mon bon cru). (Mince, les ortolans, c'était où au fait ?)
Bonne soirée, Véronique.
Réponse de PhA le 05/05/2010 à 21h40
"L'employée aux écritures", M Sonnet...beau blog de verdure,nature et traditions!
Bienque d'ordinnaire, je préfère le papier des livres,me voilà embarquée sur la toile!
Je me moderniserai donc? V
Commentaire n°7 posté par veronique cotet chastelier le 05/05/2010 à 21h56
Ah oui ! Et auteur du remarquable Atelier 62, un beau souvenir de lecture (en très beau papier, justement). De la toile au papier et inversement, bien des fils nouveaux se tissent.
Réponse de PhA le 05/05/2010 à 22h04

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