lundi 14 juin 2010

en espérant lui montrer sa haine

 

Coïncidence de saison : il y a juste un an, je lisais la promesse, d’Hubert Mingarelli ; et là je viens de finir l’année du soulèvement, du même. C’est toujours bien – plutôt : c’est toujours juste. Il est l’auteur par excellence pour lequel l’expression « c’est bien écrit » n’a pas de sens. Horrible compliment à faire à un auteur : « c’est bien écrit ». Comme dire à un peintre « c’est bien peint ». Mingarelli, au moins, c’est clair : il n’écrit pas bien. Il écrit juste. Juste, et juste toujours dans le même sillon.
 
Cletus s’accouda à la table et se massa le cou. Il avait la bouche toute sèche. Il se sentait à bout de force et désemparé. Le geste instinctif qu’avait eu San-Vitto, de tendre la main pour se protéger le visage s’il avait tiré, il le voyait et le revoyait sans cesse. Fermer les yeux ne lui servait à rien, San-Vitto refaisait toujours son geste dérisoire. Cletus songea au lendemain soir, lorsqu’il marcherait le long du fleuve jusqu’à la grosse branche blanchie par le soleil. Il se demandait si le geste de San-Vitto il l’oublierait aussi facilement que les événements de la journée et une partie de sa fatigue. Il fit le parcours en pensée, se demandant si, à la nuit tombée, il rentrerait plus léger, s’il remonterait le fleuve avec cette chose-là en moins sur le cœur. Soudain l’idée lui traversa la tête que le geste de San-Vitto était peut-être inoubliable. Il se mit à le haïr pour ça. Il se leva, se dirigea vers le mur, le fusil à la main. San-Vitto leva les yeux. Cletus affronta son regard un long moment sans rien lui dire, et tourna la tête très lentement sur le côté afin de réfléchir. Puis, renonçant à lui parler, il le regarda à nouveau, sauvagement cette fois, en espérant lui montrer sa haine, et retourna s’asseoir.
 
Hubert Mingarelli, L’année du soulèvement, Seuil, 2010, p. 40-41.
 
Je crois que c’est par une interview dans le Matricule des Anges, à l’occasion de la parution de la beauté des loutres, que j’ai découvert Hubert Mingarelli. Puis j’ai vu sa photo chez mon éditeur de l’époque, et j’ai compris que nous avions le même. Ça m’a fait plaisir, bien sûr, mais ça m’a un peu surpris aussi : moi je ne suis pas fichu de ne tracer qu’un sillon. Ça ne m’empêche pas d’aimer le regarder suivre le sien. 



Commentaires

C'est bien écrit votre billet!
(Aïe! Pas la tête)
Commentaire n°1 posté par Ambre le 14/06/2010 à 22h04
Mmmm... vous avez de la chance que ce ne soit qu'un billet de blog, pas écrit du tout !
Réponse de PhA le 14/06/2010 à 22h11
De la culture à l'agriculture il n'y a qu'un sillon.
Commentaire n°2 posté par albin le 14/06/2010 à 23h33
Voilà donc pourquoi mon jardin est si mal tenu !
Réponse de PhA le 15/06/2010 à 09h14
il est sans doute non fortuit qu'un fleuve figure dans cet extrait et qu'un coup de feu bien ajusté laisse s'échapper quelque liquide rouge.
Commentaire n°3 posté par Dominique Hasselmann le 15/06/2010 à 08h57
Il y a toujours de l'eau, chez Mingarelli. Mais chez lui, notamment quand c'est un fleuve, une rivière, un lac ou un étang, c'est plutôt une manière d'arrêter le temps sur un instant privilégié, quelque chose comme le bonheur.
Réponse de PhA le 15/06/2010 à 09h18
Bien vrai, Mingarelli fait tout sonner juste, avec peu de choses autour des mots... Je crois me souvenir que je l'avais également découvert par le Matricule des Anges et depuis je suis également son sillon. Personnellement je mettrais quand même "Quatre soldats" au-dessus de tout ce qu'il a écrit. Ce récit, peut-être le plus dépouillé de tous, est d'une force incroyable... Sympa de rappeler à notre attention ce bel écrivain. Fiolof (La Marche aux Pages).
Commentaire n°4 posté par Fiolof le 15/06/2010 à 09h02
Je suis d'accord concernant Quatre soldats : ce livre est si beau que j'ai été un peu surpris qu'il obtienne le Médicis. On y trouve en plus le rapport à l'écriture impossible, pour retenir ce qui vaut vraiment - et qui dérisoirement échappe ; ça me touche. Plus récemment, j'ai vraiment beaucoup aimé aussi les trois nouvelles d'Océan Pacifique.
Réponse de PhA le 15/06/2010 à 09h24
C'est vrai que c'est mal écrit! (Les c..., ça ose tout, c'est même à ça qu'on les... etc.) En réalité, assez curieusement, j'ai été désagréablement surpris, ou gêné, par l'emploi du passé simple auquel mes lectures des derniers mois (années?!!) ne m'ont plus habitué. Sinon, la force qui se dégage de ces quelques lignes est évidente!
Commentaire n°5 posté par Depluloin le 15/06/2010 à 09h41
Oui : il y a une sorte de gaucherie dans l'écriture de Mingarelli (il me semble que c'était encore plus net dans ses premiers livres - il ne faudrait surtout pas qu'il la perde ! (ni qu'il l'accentue artificiellement, d'ailleurs)), et il faut voir ce qu'il fait avec. Elle colle à ses personnages qu'il suit à hauteur d'épaule, des hommes "de peu de mots" comme dirait Baudoin, que je citais dans mon billet précédent : dire leur est difficile, et leur obstination à dire n'en est que plus belle. C'est là qu'on voit ce qu'il peut y avoir de vain dans le bien écrire quand l'écriture se limite à ça.
Réponse de PhA le 15/06/2010 à 09h55
Oui,la justesse. Le critère premier. Je rajouterai la simplicité. Mingarelli touche. Simple et juste. Les grand écrivains... Les sincères... Les bêtes blessées... décidement, nous avons des goûts en commun philippe...
Commentaire n°6 posté par thoams le 15/06/2010 à 10h09
La simplicité aussi sans doute, mais il ne faut pas le dire ! Certains la confondent avec la facilité, ça vire au simplisme voire à l'imposture. Au fond ce que j'aime, c'est l'honnêteté esthétique - qui peut prendre n'importe quelle forme, en fait. C'est sympa la visite, Thoams. (Thoams ? vraiment ? ou ce sont les doigts qui se sont croisés ?)
Réponse de PhA le 15/06/2010 à 10h30
Oui ça se résume à de l'honneteté, tu as raison philippe. Sympa de prendre le frais sur ton ponton. il offre une vue fort apréciable...à te lire...thoams
Commentaire n°7 posté par thoams le 15/06/2010 à 10h34
Tiens, là ; y a un transat !
Réponse de PhA le 15/06/2010 à 11h00
Oh la la ! je suis en retard! trois billets que je n'ai pas lus... Mingarelli : oui ! (bon, voilà pour le premier)
Commentaire n°8 posté par Aléna le 15/06/2010 à 14h24
Ce costume de lapin blanc vous va à ravir !
Réponse de PhA le 15/06/2010 à 14h28
j'y pensais bien - c'est pour cela que je l'ai mis... (et que ma fille s'appelle Alice)
Commentaire n°9 posté par Aléna le 15/06/2010 à 16h15
J'adore Mingarelli depuis toujours. Le MDA lui a consacré un long portrait plein d'émotions.
Commentaire n°10 posté par Dominique Boudou le 16/06/2010 à 15h34
Oui, je me souviens bien aussi de ce numéro dont il faisait la couverture ; d'ailleurs je dois l'avoir encore dans mes tiroirs.
Réponse de PhA le 16/06/2010 à 15h43
 

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