dimanche 29 août 2010

Tiens, c’est dimanche. Et si on allait pique-niquer (dans sa tête) ?


Oh hé ! je te parle ! J’étais assis dans l’herbe. Tu viens papa ? a demandé ma fille. J’ai poussé un grognement, j’ai serré plus fort mon crayon et j’ai essayé tant bien que mal de me concentrer sur
 
Tu viens ? a répété le petit szmugler à Joe Heydecker, après qu’il fut revenu sain et sauf de sa séance de jonglage, tenant dans ses mains un formidable Bigviande-sans-painTM qu’il dévorait avec
 
Tu viens oui ou non ? a réitéré ma fille. J’ai soupiré. J’ai levé la tête. Elle était assise sur la balançoire : Tu viens me balancer ? Je suis fatiguée… Derrière ma fille, à l’ombre du pommier, la femme au fichu rouge et blanc étendait sur l’herbe une nappe à carreaux bleus et blancs. Une nappe que vint aussitôt fouler le petit garçon aux gestes saccadés. Tu viens ? a de nouveau demandé ma fille. J’ai dit oui, oui. J’ai enfourné à contrecœur mes feuilles et mon crayon dans la poche de mon pantalon. J’ai voulu me lever. Je me suis d’abord agenouillé. J’ai planté mes deux poings dans l’herbe. J’avais mal aux reins. J’avais mal dans la nuque. J’avais mal partout. Tu viens papa ? Oui, oui, je viens. Mais mon corps devenu sac de ciment. Mon corps à peine soutenu par deux bras comme fichés en terre Sur la nappe, la femme au fichu disposait en cercle des assiettes en carton multicolores, affectant à chaque assiette un hamburger et une poignée de chips. Du coca ? Qui veut du coca ? proposait-elle à présent à la cantonade en exhibant une grosse bouteille en plastique à demi remplie d’un liquide noir où surnageait une mousse brunâtre. J’eus tout à coup terriblement soif. La tête me tournait. Le visage me cuisait. J’avais dû attraper un coup de soleil. L’enfant au visage rond et aux gestes saccadés cessa de piétiner la nappe. Il buta contre une assiette puis il s’avança dans l’herbe et shoota maladroitement dans le ballon. Le ballon roula vers moi et arrêta sa course entre mes genoux. Le tir n’était pas si maladroit, après tout. L’enfant savait sans doute très bien ce qu’il faisait. D’ailleurs il s’approcha de moi, ses yeux tout écarquillés de me voir de si près, à genoux dans l’herbe, mes deux poings plantés dans le sol, le ballon entre mes cuisses, ma tête à hauteur de son visage. Derrière lui, ma fille me héla de nouveau : Tu m’avais promis papa ! me criait-elle d’une voix plaintive. Et moi, posant ma main sur l’épaule du gamin : Oui, oui, on y va, on y va, ne t’inquiète
 
Mais ne pouvant me résoudre à détacher mon regard de la silhouette longiligne du docteur Auerswald, qui s’extrayait à l’instant au bout du jardin d’un 4x4 Toyota Loyola blanc aux verres teintés, un sourire figé au coin des lèvres, une étrange raideur dans le port de tête. Une raideur de Cadre Noir. Du véhicule étaient sortis trois autres hommes : deux barbouzes en manteau et chapeau de cuir noir, munis d’oreillettes et de lunettes opaques, ainsi qu’un homme en manteau kaki en qui je reconnus Grassler. Franz Grassler, des affaires courantes. Une allure passe-partout d’indicateur général des horaires de train. Un sourire jovial sur une face rondelette. Mais des yeux. Des yeux de
 
Et puis mon regard se colla de nouveau sur Auerswald. Le Kommissar s’approchait en souriant de l’équipe télé qui venait de filmer le petit szmugler. Bon, M’sieur, on y va oui ou merde ? m’adjurait l’enfant, entre deux coups de langue sur le bout de ses doigts maculés de ketchup. Et moi : Oui, oui, on y va. Ma main sur son épaule. Mais mes yeux sur le docteur Auerswald. Kommissar Auerswald. Et puis sur son adjoint Grassler. Une tête de bébé Cadum. Un sourire aimable. Mais des mains. Des mains qui frappaient toujours là où
 
Jean-François Paillard, Pique-nique dans ma tête, Le Rouergue, 2006, p. 135 à 137.
 
A mon habitude, je laisse autrui faire le travail à ma place, par exemple Fabienne Swiatly sur Remue.net (elle y interroge aussi l’auteur), et voilà, vous en savez déjà beaucoup sur Pique-nique dans ma tête. Orchestrer la confusion dans l’esprit du personnage, susciter la remise en question du récit par le lecteur, mettre le doigt enfin sur la mauvaise conscience (l’un des mes moteurs chéris) à l’origine de ce roman mort-né à lire entre les lignes, tout cela me parle terriblement.
Jean-François Paillard tient aussi un site, bien plus qu’un blog, où l’on peut entrer par ici ou par  ; c’est Territoire 3.

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