vendredi 13 août 2010

une tumeur au cerveau

 
De la porte, ma femme, qui s’impatientait, m’appela. J’avais pris racine devant un des lits. J’entendais ma femme me rappeler de me hâter, sinon nous serions en retard à  notre rendez-vous avec le traducteur.
– Qu’a donc celui-ci ? lui demandai-je pour la troisième fois.
– Ne t’en occupe pas. Nous n’avons plus le temps. Tu vois bien que c’est un cas grave.
– C’est bien ce que je ne comprends pas. Il a une curieuse expression.
– Eh bien, c’est ce que nous appelons un stade final, ce qui signifie qu’il n’a plus que quelques jours à vivre. C’est une tumeur au cerveau inopérable. On ne peut rien faire.
– Tiens, c’est cela. Je me souviens maintenant. Mon ami Havas est mort ainsi, il y a vingt-cinq ans. C’est pour cela qu’il a l’air… Pauvre type !
– Ecoute-moi, combien de fois t’ai-je répété qu’il ne fallait pas montrer ta pitié au malade ? Ce n’est pas une chose à faire. Tu risques de lui faire un mal infini.
– Mais je sais bien qu’il ne comprend pas le hongrois.
– Il n’y a aucune différence. Il comprend ce que tu dis à ton expression, mais fait semblant de ne pas saisir un mot. Tu dois être terriblement prudent. Maintenant, il est temps que nous partions.
Elle descendit rapidement le large escalier, pendant je la suivais d’un pas plus modéré. En chemin, je rencontrai un médecin de ma connaissance et m’arrêtai quelques instants pour bavarder gaiement avec lui au sujet de Budapest. Mon rire s’interrompit brusquement. A quoi pensais-je une minute auparavant ? De quoi devais-je, sans faute, m’assurer ? J’aurais dû faire une note.
Ah oui, je m’en souvenais. Arrêté net devant la grille, tel le bœuf que j’avais vu hésiter à entrer à l’abattoir, la lumière venait subitement de se faire dans mon esprit. Je me souvenais. Le visage pâle et hagard du mourant me rappelait ma propre expression telle que je l’avais récemment vue dans mon miroir, en me rasant. Je fis deux pas en avant, m’arrêtai à nouveau. Avec une grimace de dément, comme quelqu’un qui fait semblant de minimiser un exploit dont il est fer, je dis à ma femme :
– Aranka, j’ai une tumeur au cerveau.
– Ne dis pas cela, un homme de ton âge, tu devrais avoir honte. Tu parles comme un étudiant de première année.
 
Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne, Viviane Hamy, p. 63-64.
 
J’avais prévu de reproduire un autre passage, plus loin dans le livre et qui d’ailleurs fait directement écho à celui-ci, avant de me rendre compte que Didier da l’avait déjà choisi. Quant à l’opération, elle-même, pratiquée sur le cerveau de l’auteur conscient, j’hésitais à en choisir un extrait quand j’ai constaté que Didier m’avait encore devancé et que Romain Verger, lui, n’avait pas hésité – gare aux âmes sensibles – à en proposer une version illustrée par le film visionné par Frigyes Karinthy lui-même, incrédule, au début du livre, ignorant encore (mais jusqu’à quel point ?) qu’il subirait bientôt la même opération. Car c’est le récit de sa propre maladie que fait ici Frigyes Karinthy, le père de Ferenc – on y voit d’ailleurs le jeune Ferenc et l’on se dit que la fierté paternelle (et émouvante) de Frigyes, mal dissimulée, n’est pas pour autant mal placée : Epépé sera un livre majeur. Majeur, je n’en dirai peut-être pas autant de Voyage autour de mon crâne, mais assurément troublant, notamment par cette agaçante légèreté apparente du narrateur, la manière forcenée dont il tente de dissimuler son angoisse derrière un masque de plaisantin un peu fat, lequel heureusement craque avec les os de son crâne sous l’action du trépan qui le sauve enfin – et donne a posteriori son sens à ce qu’on prenait jusque là pour une simple légèreté.



Commentaires

La plume peut parfois remplacer le bistouri. Le livre est alors la salle de réveil.
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 13/08/2010 à 10h18
Le bistouri aussi, ça chatouille ?
Réponse de PhA le 13/08/2010 à 13h40
Je ne crois pas que je lirai ce livre. Impressionnable = hypocondriaque. La moindre migraine me jetterait dans les affres
Commentaire n°2 posté par Zoë le 13/08/2010 à 10h26
Du moment que vous n'entendez pas des trains imaginaires... (C'est comme ça que ça commence pour lui.)
Réponse de PhA le 13/08/2010 à 13h41
Peut-on cliquer sur l'image pour l'agrandir - pour retrouver la mer ?
Commentaire n°3 posté par tor-ups le 13/08/2010 à 15h11
Tiens ! Madame Tor-Ups, quel bonheur ! La mer ? il suffit de demander.
Réponse de PhA le 13/08/2010 à 19h32
C'est bien vendredi treize aujourd'hui ?
Commentaire n°4 posté par Aléna le 13/08/2010 à 15h31
Oui, et il paraît même que c'est le jour des gauchers, dont je suis. J'ai entendu dire que les gauchers avaient l'implantation des cheveux inversée par rapport à celle des droitiers. Comme mon crâne est trop peu chevelu pour vérifier cette version capillaire de la loi de Coriolis, j'ai demandé à Topor de dépêcher trois pêcheurs charger de faire des tourbillons dans mon crâne, sans succès jusqu'ici.
Réponse de PhA le 13/08/2010 à 19h40

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