vendredi 17 septembre 2010

cent kilos de bonne viande sur ses petites joues roses

Il arrive que la ville se fasse belle. Belle comme le bonsoir des Amandiers et le calme qui s’y amarre. Belle aussi comme le compas lancinant de Beethova Obas quand il chante Louloune partie ailleurs.
 
Justement, ce soir-là, je me déplace avec quelques collègues au Jazz Botanik de Cayenne. On patrouille dignement le long des allées arborées, bleu-pâle-bleu-foncé, gonflant les torses, l’œil aux aguets, à la recherche de malfaiteurs notoires. On sort entre hommes qualifiés et on fait régner l’ordre comme des bouledogues attachés à un poteau sec. Tout est calme. Il faut nous voir, on prend des mines détachées et on louche sur les jeunes femmes charnues qui passent près de nous. On est heureux et on le montre bien.
 
Et bien plus loin encore, sautillant sur un podium caché, un Sainte-Lucien chevronné fait parler une guitare anglais, français ou bien créole ; c’est comme tu veux. Pour s’en rendre compte, il suffit de toiser la béatitude dans laquelle se trouvent les spectateurs autour de nous. Moi aussi, je suis dans le même état, je n’entends plus rien que les sanglots de l’autre, même que mes collègues sur le coup me trouvent bien étrange, même que l’autre insipide, Ismaël Mérida, insinue doucereux que moi aussi, j’ai le crâne bien cadenassé par la mauvaise herbe de Chicago. Et puis, il précise encore que toutes les femmes qui m’attendent devant le commissariat sont bien sottes de perdre du temps avec moi et qu’elles feraient mieux de regarder devant, devant, seules, pour jouir dans la vie.
 
Avant ça, j’ai déjà remarqué, une ou deux fois, qu’il m’a aiguisé la tête, ce pâle, et qu’il ne manque jamais une occasion de raconter des saloperies sur moi.
 
Le guitariste à présent, reprend une autre version de Ain’t No Sunshine de Bill Withers. Là, ça me flanque la frousse : c’est tellement beau que j’oublie l’uniforme anguleux que je porte. Et puis, je réponds à l’autre : « T’es qu’un jaloux sans nom qui coque sans arrêt les putes de la Crique. » Ma réponse ne lui plaît pas et son visage s’est cintré d’un coup et, … But ain't no sunshine when she’s gone…, ce son qui n’arrête pas de bousculer ma tête, … Only darkness every dayAin't no sunshine when she’s gone…, ça se confond avec les inutilités de Mérida, … And this house just ain’t no home…, et il plante ses griffes dans mes reins, … Anytime she goes away…, et il rigole tout seul, pour lui-même, comme un ababa à genoux au milieu d’une Semaine sainte.
 
Les autres espèrent des éclats de voix que nous avons pris l’habitude de donner depuis un certain temps. J’ai même l’impression qu’ils n’attendent que ça. Ce silence-là devient suspect et il n’augure rien de bon. Ils le savent bien, j'ai une nature coléreuse et méchante dans le babillage. En douce, ils ouvrent une petite cour, comme à la récréation de l’école, pour que nous fassions le spectacle des hommes burlesques. Il n’y a que du rouge dans ma tête et des corps triturés, et ça me plaît.
 
« Fais bien attention à ce que tu vas faire », qu’il réplique en voyant ma figure qui devient toute violette. Soudain, je promène mon corps, cent kilos de bonne viande sur ses petites joues roses et j’y appuie fortement mes rancœurs et y inscris mes envies de lui faire très mal. Sa tête vacille comme dans un lâcher de ballons et je profite de l’embrouille générale pour placer çà et là quelques coups de poing sur sa tête oblongue. Plusieurs fois. Il saigne abondamment et cela me rend abasourdi.
 
« Gros con regarde ta gueule maintenant », que je hurle, possédé par un quelconque esprit. Et vite, les autres s’éparpillent à la recherche d’un plus gradé encore et nous laissent là, moi, gardien de l’homme que je viens de fracasser, et lui, pleurnichard, atterré. Je reste planté, ne sachant plus quoi deviner et, pour faire douce illusion, le prends dans mes bras, le berce comme seule sait le faire une mère pour son enfant attardé. Là aussi, c'est tellement bon.
 
Miguel Duplan, Un long silence de carnaval, p. 25 à 28, Quidam, 2010.
 
1963, Martinique, Guyane, Quidam, me dit la fiche auteur ; difficile de ne pas faire mon curieux. Il faut toujours écouter sa curiosité.  Comme le devoir m’appelle, je laisse Christian Tortel vous en dire plus.


Commentaires

Attention : au Diamant, vendredi 24, il fera 38°.
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 17/09/2010 à 19h08
Et à Cayenne ?
(Cayenne, dans la mythologie familiale, c'est le paradis perdu de la toute petite enfance, il y a très, très longtemps. C'est étrange de le voir à travers les yeux de ce gros flic en mal de vivre. Forte impression, en tout cas, cette lecture.)
Réponse de PhA le 17/09/2010 à 20h48
Là-bas, il fait un peu plus frais...
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 18/09/2010 à 09h32

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