dimanche 29 août 2010

Tiens, c’est dimanche. Et si on allait pique-niquer (dans sa tête) ?


Oh hé ! je te parle ! J’étais assis dans l’herbe. Tu viens papa ? a demandé ma fille. J’ai poussé un grognement, j’ai serré plus fort mon crayon et j’ai essayé tant bien que mal de me concentrer sur
 
Tu viens ? a répété le petit szmugler à Joe Heydecker, après qu’il fut revenu sain et sauf de sa séance de jonglage, tenant dans ses mains un formidable Bigviande-sans-painTM qu’il dévorait avec
 
Tu viens oui ou non ? a réitéré ma fille. J’ai soupiré. J’ai levé la tête. Elle était assise sur la balançoire : Tu viens me balancer ? Je suis fatiguée… Derrière ma fille, à l’ombre du pommier, la femme au fichu rouge et blanc étendait sur l’herbe une nappe à carreaux bleus et blancs. Une nappe que vint aussitôt fouler le petit garçon aux gestes saccadés. Tu viens ? a de nouveau demandé ma fille. J’ai dit oui, oui. J’ai enfourné à contrecœur mes feuilles et mon crayon dans la poche de mon pantalon. J’ai voulu me lever. Je me suis d’abord agenouillé. J’ai planté mes deux poings dans l’herbe. J’avais mal aux reins. J’avais mal dans la nuque. J’avais mal partout. Tu viens papa ? Oui, oui, je viens. Mais mon corps devenu sac de ciment. Mon corps à peine soutenu par deux bras comme fichés en terre Sur la nappe, la femme au fichu disposait en cercle des assiettes en carton multicolores, affectant à chaque assiette un hamburger et une poignée de chips. Du coca ? Qui veut du coca ? proposait-elle à présent à la cantonade en exhibant une grosse bouteille en plastique à demi remplie d’un liquide noir où surnageait une mousse brunâtre. J’eus tout à coup terriblement soif. La tête me tournait. Le visage me cuisait. J’avais dû attraper un coup de soleil. L’enfant au visage rond et aux gestes saccadés cessa de piétiner la nappe. Il buta contre une assiette puis il s’avança dans l’herbe et shoota maladroitement dans le ballon. Le ballon roula vers moi et arrêta sa course entre mes genoux. Le tir n’était pas si maladroit, après tout. L’enfant savait sans doute très bien ce qu’il faisait. D’ailleurs il s’approcha de moi, ses yeux tout écarquillés de me voir de si près, à genoux dans l’herbe, mes deux poings plantés dans le sol, le ballon entre mes cuisses, ma tête à hauteur de son visage. Derrière lui, ma fille me héla de nouveau : Tu m’avais promis papa ! me criait-elle d’une voix plaintive. Et moi, posant ma main sur l’épaule du gamin : Oui, oui, on y va, on y va, ne t’inquiète
 
Mais ne pouvant me résoudre à détacher mon regard de la silhouette longiligne du docteur Auerswald, qui s’extrayait à l’instant au bout du jardin d’un 4x4 Toyota Loyola blanc aux verres teintés, un sourire figé au coin des lèvres, une étrange raideur dans le port de tête. Une raideur de Cadre Noir. Du véhicule étaient sortis trois autres hommes : deux barbouzes en manteau et chapeau de cuir noir, munis d’oreillettes et de lunettes opaques, ainsi qu’un homme en manteau kaki en qui je reconnus Grassler. Franz Grassler, des affaires courantes. Une allure passe-partout d’indicateur général des horaires de train. Un sourire jovial sur une face rondelette. Mais des yeux. Des yeux de
 
Et puis mon regard se colla de nouveau sur Auerswald. Le Kommissar s’approchait en souriant de l’équipe télé qui venait de filmer le petit szmugler. Bon, M’sieur, on y va oui ou merde ? m’adjurait l’enfant, entre deux coups de langue sur le bout de ses doigts maculés de ketchup. Et moi : Oui, oui, on y va. Ma main sur son épaule. Mais mes yeux sur le docteur Auerswald. Kommissar Auerswald. Et puis sur son adjoint Grassler. Une tête de bébé Cadum. Un sourire aimable. Mais des mains. Des mains qui frappaient toujours là où
 
Jean-François Paillard, Pique-nique dans ma tête, Le Rouergue, 2006, p. 135 à 137.
 
A mon habitude, je laisse autrui faire le travail à ma place, par exemple Fabienne Swiatly sur Remue.net (elle y interroge aussi l’auteur), et voilà, vous en savez déjà beaucoup sur Pique-nique dans ma tête. Orchestrer la confusion dans l’esprit du personnage, susciter la remise en question du récit par le lecteur, mettre le doigt enfin sur la mauvaise conscience (l’un des mes moteurs chéris) à l’origine de ce roman mort-né à lire entre les lignes, tout cela me parle terriblement.
Jean-François Paillard tient aussi un site, bien plus qu’un blog, où l’on peut entrer par ici ou par  ; c’est Territoire 3.

jeudi 26 août 2010

au-dessus-il-hop-après-fluence-luna

 
Quand je disais (« quand » c’était hier en fait) que la langue infinitive d’Emmanuel Fournier croisait les préoccupations de l’écrivain, je ne parlais pas que pour moi :
 
Dancart avait dormi dix heures, il s’était douché puis avait commandé un petit-déjeuner consistant à la domotique de bord qui avait adjoint d’elle-même une dose de THC à sa caféine. Il se sentait en pleine forme et quand il rejoignit le Streck dans le techno-labo, il comprit immédiatement qu’il y avait du plaisir dans le vapo du jour.
– Bonjour capitaine. Le digidisc a confirmé certaines choses dont je me doutais. La structure de cette langue est vraiment particulière, voyez vous-même, je vous l’envoie au central.
Dancart se pencha sur l’écran soixante pouces du gros terminal et observa les signes hertziens transcrits en idéogrammes Mi-Ho et en alphabet cyrillique.
– Ah oui c’est étonnant. Il n’y a pas de substantif, c’est ça ?
– Exactement. Aucun substantif, que des verbes impersonnels qualifiés par les préfixes et suffixes que j’avais vaguement repérés hier, ou une accumulation d’adjectifs qualifiants. Regardez, pour lune ils disent : « aérien-clair-sur-rond-obscur. »
– Oui oui oui. Je vois. Donc la phrase d’hier concernait bien le lever de lune, votre déduction contextuelle était correcte.
– A peu près. L’individu qui a parlé devant le fleuve a dit quelque chose qu’on pourrait traduire par « au-dessus-il-hop-après-fluence-luna ».
– Ce qui signifie en clair que la lune apparaissait sur le fleuve en mouvement.
– C’est ça.
Dancart réfléchissait. En tant que psychocogniteur, il savait que la langue est à la fois le reflet et le mode de production de la pensée du groupe qui l’utilise et il se demandait ce que pouvait entraîner ou révéler l’absence de substantif en termes de conception ou de perception du monde.
– Peut-être que tout est mouvement autour d’eux.
Le Streck jaunit d’excitation et envoya un petit se baigne pas deux fois dans le même fleuve par la voie télépathe. On y va ?
– Allez !
 
Céline Minard, La manadologie, éditions MF, 2005, p. 77-78.
 
Ce voyage délicieusement scientifico-fictionnel, discrètement borgésien et dix-huitièmement philosophique (je pense à ce siècle de récits d’explorations et de découvertes, bien sûr) en compagnie du capitaine René Dancart et de son ami le Streck Maine est l’occasion de visiter une nouvelle fois le talent extraordinairement protéiforme comme une monade une manade de Céline Minard, que j’avais déjà évoqué ici et . (Et la diversité des formes chez un même auteur, moi, forcément…) Laure Limongi vous en dit plus


Commentaires

Cette structure linguistique a déjà été repérée à plusieurs reprises. Je me permets de rappeler l'exemple fameux de Pifou, le fils de Pif le chien, qui, dans un langage binaire un peu pauvre au demeurant, exprime les deux états constitutifs de toute entité vivante par glop-glop (satisfaction) et conséquemment, par pas glop-pas glop (insatisfaction).
Commentaire n°1 posté par Gilbert Pinna le 26/08/2010 à 09h57
Au fait, qui est la mère de Pifou ?
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 12h27
Il y a aussi la démonstration de Gaston Lagaffe : les Papous papas à poux papas et les Papous pas papas à poux pas papas etc.
En général j'aime bien les textes où la logique de la langue est bouleversée.
 
Commentaire n°2 posté par Zoë le 26/08/2010 à 10h08
Celle-là, je la connais par coeur !
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 12h28

Au cinoche, c'est pareil : entre Straub et JLG...
Commentaire n°3 posté par espace-holbein le 26/08/2010 à 10h27
Ils se sont reconvertis dans les motoculteurs pour que la culture vive de nos mots ?
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 12h33
Je viens de lire votre billet sur Denis Grozdanovitch "le champion , c'était moi". J'apprend ainsi que vous appréciez cet auteur. J'ai lu presque tous ses livres (il a beaucoup joué au tennis avant d'écrire, donc peu publié) et j'avais lu cette histoire de champion assez facinante. J'aime la cocasserie et l'extrème indulgence qui émanent de ses textes et il y a en effet une similitude dans votre ton, de distance ironique avec les grandes choses sans importance. Ca m'a également amusée, parce que vous rangiez votre bibliothèque, épreuve dont je sors à peine et encore parce que j'ai volontairement limité mes efforts à une seule catégorie. Pardon, c'est hors sujet ici, mais on me pardonnera mes interventions brouillonnes, j'espère.
Commentaire n°4 posté par Zoë le 26/08/2010 à 12h49
("le futur champion...") Oui, et ce texte-là, comme je le disais dans ce billet-là, était particulièrement plein de résonnances, pour moi. (Et le rangement de ma bibliothèque... est entièrement à refaire !)
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 14h26
Pour vous répondre Philippe...  il se murmure que Daisy, la fiancée de Donald Duck, aurait eu une liaison fulgurante avec Pif, juste après la Libération... mais, bon, ce que j'en dis...
Commentaire n°5 posté par Gilbert Pinna le 26/08/2010 à 13h58
Ce qui expliquerait le traumatisme langagier de leur progéniture. Est-il seulement au courant de ses origines, ce malheureux Pifou ?
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 14h27
Et que penser, alors, de la disparition du subjonctif, du passé simple, de la confusion du futur et du conditionnel, de la versatilité des terminaisons du présent de l'indicatif? ça m'intéresse, car figurez-vous que je fréquente un peuple de cette espèce là, assez régulièrement et... j'aimerais parfois entrer en communication avec lui... or je (nous) risque(ons) de les revoir bientôt... donc...
Pouvez-vous poster votre réponse au central, s'il vous plaît? (au bar central, bien entendu) Merci!
 
Commentaire n°6 posté par Aléna le 26/08/2010 à 14h11
Quelques bons coups sur la nuque et ils ne parleront plus qu'au subjonctif plus-que-parfait.
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 17h52
Je n'ai pour l'instant lu que l'Olimpia de Minard qui m'avait beaucoup impressionnée. Je lui suis également très reconnaissante d'avoir écrit une page sur la géniale Hélène Bessette dans le dossier du dernier numéro du magazine littéraire.  J'avais (modestement) chroniqué un livre de Bessette ici : http://lepandemoniumlitteraire.blogspot.com/2010/03/ida-ou-le-delire-de-helene-bessette-leo.html
et celui de Minard là : http://lepandemoniumlitteraire.blogspot.com/2010/03/olimpia-de-celine-minard-denoel.html
 
Commentaire n°7 posté par Marianne Desroziers le 26/08/2010 à 16h45
Olimpia est d'une grande maîtrise - mais a posteriori je crois que j'ai un faible pour Bastard battle, et aussi pour la manadologie. Mais c'est dans l'ensemble un talent formidable.
De Bessette, MaternA m'avait enchanté.
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 18h00
(Sans faire trop long, je crois savoir que le petit Pifou a pris conscience très tôt de ses difficultés et que du coup, il a décidé de s'installer dans cette phase archaïque, pulsionnelle et régressive de son développement linguistique.)
Commentaire n°8 posté par Gilbert Pinna le 26/08/2010 à 18h57

mercredi 25 août 2010

(parenthèse impromptue mais évidente)

Ce garçon est, décidément, un diable, capable avec presque rien (mais tant de choses dans ce presque) de faire envie à ceux qui ont tout – ou presque.


Commentaires

Du porno à 15h42 de l'après-midi... bon pourquoi pas !
Commentaire n°1 posté par Nadège le 25/08/2010 à 15h42
Rien ne l'arrête.
Réponse de PhA le 25/08/2010 à 16h44
Avant même de commencer j'avais deviné que c'était lui... Votre formule est un vrai compliment. :)
Commentaire n°2 posté par Aléna le 25/08/2010 à 15h50
C'est qu'on le reconnaît de loin !
Réponse de PhA le 25/08/2010 à 16h45
Emportée par l'essentiel.
Commentaire n°3 posté par ArD le 25/08/2010 à 17h15
La grâce, sans doute.
Réponse de PhA le 25/08/2010 à 19h33
Merveilleuse parenthèse.
Commentaire n°4 posté par Ambre le 25/08/2010 à 21h40
Aussi évidente qu'impromptue, je dois dire.
Réponse de PhA le 25/08/2010 à 23h10
c'est trop dommage, j'ai mis le silencieux sur mon ordi car out le monde dort encore à la maison... Je reviendrai plus tard
Commentaire n°5 posté par petite racine le 26/08/2010 à 07h41
C'est sûr qu'en silence, il ne reste que les doigts qui caressent les touches.
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 11h07
Ah ben ça alors, voilà où se cachaient mes commentateurs. 
Bande de lâches ! Si vous avez du bien à dire de moi, venez me le dire en face !
(Merci Philippe.)
Commentaire n°6 posté par Le bon petit diable le 26/08/2010 à 09h28
(D'avoir siphonné tes commentaires pour les mettre sur mon blog ?)
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 11h09
Avoue que c'est un curieux phénomène... Pourtant je ne mords pas...
Commentaire n°7 posté par Le bon petit diable le 26/08/2010 à 11h24
Tu es en harmonie avec toi-même et ton piano et tu te plains que ton public t'écoute en respectant ce moment magique ?
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 11h49
Oh mon dieu, c'est affreux, j'ai encore donné l'impression que je me plaignais ! Ça ne rate jamais, mais qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça (etc., etc.).
Commentaire n°8 posté par Le bon petit diable le 26/08/2010 à 14h28

 

admettre de devoir s’aventurer

 
http://www.ericpestyediteur.com/scan/infinitif_couv.jpg25. S’il y a un espoir de délivrance dans l’idée d’aller sans noms, ce n’est pas celui d’arriver à une plus grande pureté, mais plutôt celui d’échapper à certains filtres d’épuration à travers lesquels on pense habituellement. Evidemment pour le comprendre, il faut avoir vécu l’usage des substantifs comme une somme de contraintes et de normes qui nous sont imposées : les noms donnent d’avance, préjugent, présupposent, obscurcissent, unifient, simplifient, trahissent, assujettissent, déterminent, limitent, réduisent, séparent, déforment, endorment… Ils enchantent aussi.
(…)
17. Notez qu’ils sont bien commodes, les substantifs de paraître définitifs. Au moins ils nous laissent penser d’eux ce que nous voulons. J’ai mis longtemps à le comprendre. Ils nous laissent libres de les penser comme nous le voulons. Mais les verbes ? Ne nous contraignent-ils pas à penser comme ils veulent dès lors que nous les empruntons ?
 
Emmanuel Fournier, L’infinitif complément, Eric Pesty éditeur, 2008, p. 13 et 15.
 
Emmanuel Fournier, philosophe, imagine pour penser autrement une langue à l’infinitif qui croise les préoccupations de l’écrivain – notamment de celui qui pour tenter de rendre compte d’un certain sentiment de soi-même a expérimenté l’effacement de la personne grammaticale, sans savoir bien sûr quelle aventure le langage lui promettait.
 
Craindre de croire en avoir fini, avoir réussi. Craindre de se conduire comme en sachant. Sans le vouloir ni le savoir. Craindre de ne plus avoir à transformer.
 
Désirer se tendre pour recevoir et vibrer. Se laisser traverser, se laisser agiter. Désirer n’apparaître qu’en écoutant et en éprouvant.
 
Ne pouvant connaître qu’en modifiant, admettre de devoir s’aventurer.
 
Emmanuel Fournier, Mer à faire, Eric Pesty éditeur, 2005, p. 55.
 
On ne sera pas surpris qu’il soit publié par un éditeur de poésie. 



Commentaires

Sur la grève, pendant les vacances, relire Grévisse : poésie à la page !
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 25/08/2010 à 08h46
Il m'est arrivé autrefois d'être ému aux larmes (j'exagère à peine) à la lecture de certains passages de la Systématique de la langue française, de Gérard Moignet.
Réponse de PhA le 25/08/2010 à 10h13
Consentir à se laisser écrire. (J'ai bon ?)
Commentaire n°2 posté par Gilbert Pinna, le blog graphique le 25/08/2010 à 09h08
(Tout bon - en ce qui me concerne.)
Réponse de PhA le 25/08/2010 à 10h14
Ouessant, c'est dépaysant : sur mon blog aujourd'hui, l'ambiance est très dunkerquoise. Je ne connaissais ni cet auteur, ni cet éditeur : merci pour cette double découverte.
Commentaire n°3 posté par Marianne Desroziers le 25/08/2010 à 09h39
Eric Pesty est un très bel éditeur de poésie, j'avais déjà fait un bref billet en hommage à Une ligne, d'Anne Parian.
Réponse de PhA le 25/08/2010 à 10h11

mardi 24 août 2010

quelqu’un vient de s’introduire chez moi pour se faire du thé

 
Avant de sortir, je me suis assuré que la caméra fonctionnait et que toutes les issues étaient bouclées. Evidemment, la femme avait sans doute fait faire un double de la clé, et si elle tenait à revenir… La seule solution, pour ma part, consistait à ne pas relâcher ma surveillance. Au fil de la matinée, à force de guetter, j’ai commencé à me rassurer. J’avais soigneusement tout vérifié, tout était bien fermé chez moi. Nul ne pouvait entrer. Aucun passe-muraille ne s’octroierait de passe-droit. Je reprenais confiance. Sans abandonner un instant ma place, je réussissais à travailler presque normalement. Personne ne me dérangeait ; aucune réunion n’était au programme. Je m’étais acheté un bento, un paquet de prunes marinées dans du sel et deux Kirin au Family-Mart en bas de chez moi, pour déjeuner seul ici dès que les collègues se seraient égaillés, à la pause. Il était onze heures trente, maintenant, et tout allait pour le mieux. Et tout aurait pu durer ainsi jusqu’à l’heure de sortie des bureaux. Soudain – j’avais quitté ma cuisine des yeux quelques secondes afin de modifier la dernière carte en date de la mer intérieure –, j’ai surpris une forme, et cette forme ressemblait fort à celle de la veille. Mais cette fois, elle ne bougeait pas. Comment avait-elle pu ?? C’était de la sorcellerie. Je n’y comprenais rien. Debout, près de la fenêtre ensoleillée, elle remplissait d’eau la bouilloire. Je la tenais. Sans réfléchir, j’ai décroché et composé un numéro d’urgence. Police ? Je parlais fort et, parlant fort, ne m’apercevais pas à quel point j’ameutais le bureau. Des collègues que d’ordinaire rien ne détournait de leurs écrans (à quoi bon mettre au point de coûteux robots, puisqu’ils existent déjà ?) allongeaient le cou, haussaient les sourcils, échangeaient des regards à ce seul mot prononcé sur un ton empressé, anxieux, police ? comme si un crime venait d’être commis dans notre service, qui leur avait échappé et dont ils avaient révélation en tendant l’oreille. Police ? Shimura Kōbō à l’appareil. (J’ai décliné mon adresse personnelle.) Quelqu’un vient de s’introduire chez moi. (Et je me suis gardé d’ajouter pour boire un thé). A l’instant. Je la surveille – c’est une femme – grâce à une webcam. Non, elle ne semble pas armée et évolue sans méfiance…
 
Eric Faye, Nagasaki, Stock, 2010, p. 36-37.
 
Eh bien je ne regrette pas cette lecture du dernier livre d’Eric Faye, premier pour moi – je ne l’avais jamais lu, retenu peut-être inconsciemment par la couverture bleu marine d’une collection qui n’avait pas attiré mon attention jusqu’à présent. Eric Faye est pourtant né en 1963, excellent millésime ; d’ailleurs rasez-lui le crâne et enlevez-lui ses lunettes : il me ressemble un peu. Plus sérieusement, si je m’empare ainsi de la personne de l’auteur, c’est que ses préoccupations me parlent : la découverte de la présence quasi occulte d’autrui comme révélateur d’un manque intérieur jusque là masqué ; et ce bel échange de personnages, chacun absent pour l’autre, elle d’abord, lui ensuite. Et puis ce récit toujours en point de vue interne, qui laisse au lecteur la suggestion d’un doute sur ce qui est dit, comme une dimension fantastique gommée, alors que précisément on nous prévient d’emblée que ce roman est inspiré d’un fait divers authentique. On pourra en lire plus sur Remue.net, chez François Bon, un peu partout sur la Toile, et écouter l’auteur ici.


Commentaires

Après avoir lu ces extraits et écouté parler l'auteur, moi aussi j'ai bien envie de lire ce livre, alors que j'aurais pu passer à côté à cause de l'éditeur. Preuve qu'à partir d'un fait divers on peut écrire un bon roman : sans remonter jusqu'à "De sang froid", je pense à "Sévère" de Jauffret que j'avais beaucoup aimé.  
Commentaire n°1 posté par Marianne Desroziers le 24/08/2010 à 09h28
J'aime vraiment beaucoup, je continuerai à lire Eric Faye. (C'est dommage cette pratique de certaines grosses maisons de tout mélanger sous la même couverture, ça leur fait perdre de la crédibilité.)
Réponse de PhA le 24/08/2010 à 09h57
Cette intrusion fascinante, ce double fantômatique... ( Eric Faye, votre jumeau négatif ?)
Commentaire n°2 posté par Gilbert Pinna, le blog graphique le 24/08/2010 à 10h03
Et figurez-vous qu'il m'arrive aussi de porter des lunettes - mais elles me gênent pour lire - et parfois même des cheveux ! (mais de plus en plus rarement, je dois dire)
Réponse de PhA le 24/08/2010 à 10h15
J'en suis resté à Jean-Pierre Faye, j'ignore s'il y a un lien de parenté (ou une sorte de double descendant).
L'heure des caméras dans les lieux privés et publics sonne : chacun est acteur et le metteur en scène français, non content de voir sa femme tourner, avec quelques difficultés, dans un film de Woody Allen, s'échine à vouloir montrer son savoir-faire de Little Brother.
Lunettes noires pas encore interdites !
Commentaire n°3 posté par Dominique Hasselmann le 24/08/2010 à 10h08
Il y a des pages très bien vues sur cet homme regardant à distance son intérieur désert.
Réponse de PhA le 24/08/2010 à 10h21
"C'est dommage cette pratique de certaines grosses maisons de tout mélanger sous la même couverture, ça leur fait perdre de la crédibilité."
Vous avez tout à fait raison, plus justement je suis d'accord avec vous.
Vous savez, il arrive que tout finisse par se ressembler, à l'instar de ces petits bocaux à épices dans la cuisine, alors, tôt ou tard, on finit par se tromper en mettant n'importe quoi dans la gamelle : c'est rarement heureux, c'est souvent immonde. Or, quitte à se nourrir, autant bein manger.

Commentaire n°4 posté par Chr.Borhen le 24/08/2010 à 10h21
On sait bien quelle logique est à l'oeuvre, mais tout de même. La collection est supposée être une indication, le lecteur devrait pouvoir lui faire confiance. Je comprends qu'on publie aussi autre chose, pourquoi pas, il en faut pour tous les goûts ; mais qu'est-ce qui empêche d'avoir pour cela d'autres collections ? Bien sûr la Bleue de Stock est loin d'être seule en cause.
Réponse de PhA le 24/08/2010 à 10h28
Permettez-moi de vous conseiller l'excellent Quelques nobles causes pour rébellion en panne et il me souvient que j'avais beaucoup aimé son Parij, un peu plus ancien toutefois.
Commentaire n°5 posté par r1 le 24/08/2010 à 16h36
Conseil reçu !
Réponse de PhA le 24/08/2010 à 17h45
La parenté est évidente! J'ai même cru que c'était de vous - au titre et premières lignes. (Car ce "petit" a encore du chemin à faire avant de vous arriver à la cheville!;)
Commentaire n°6 posté par Depluloin le 24/08/2010 à 18h01
Je n'irais tout de même pas jusque là ! (notamment pour ma cheville, vous savez combien elle est sensible)
Réponse de PhA le 24/08/2010 à 18h18
Ca vous ressemble, il est vrai. Bon on ira vérifier
Commentaire n°7 posté par Zoë le 24/08/2010 à 23h36
Vous trouvez aussi ?
Réponse de PhA le 25/08/2010 à 10h11
J'arrive un peu tard mais je ne regrette pas. La lecture de cet extrait m'enthousiasme complètement, je n'en resterai pas là cette fois!
Commentaire n°8 posté par Ambre le 25/08/2010 à 21h29
Je crois qu'on tient qu'un très bon auteur. (Ce n'est un scoop que pour vous et moi : je crois qu'il publie depuis plus de quinze ans !)
Réponse de PhA le 25/08/2010 à 23h08
Oh je n'avais pas lu les commentaires! Mais oui Philippe, j'ai cru que c'était vous. reste à lire le livre pour vérifier qu'il s'agit bien d'un autre;o)
Commentaire n°9 posté par Ambre le 25/08/2010 à 21h30
A ce point ? (mince alors !)
Réponse de PhA le 25/08/2010 à 23h09
Juste les premières lignes... ;o)
Commentaire n°10 posté par Ambre le 25/08/2010 à 23h15
Ai beaucoup aimé ce livre d'Eric, comme les précédents, d'ailleurs. J'attends le dernier Javier Cercas, espérant que Munoz Molina nous honore aussi d'un prochain ouvrage. Il y a du beau monde en Espagne, aussi.
Commentaire n°11 posté par Pascale le 31/08/2010 à 14h27
C'est un peu grâce à toi si je le découvre, d'ailleurs. Merci !
Réponse de PhA le 31/08/2010 à 14h51
De rien et ravie qu'il te plaise !
Commentaire n°12 posté par Pascale le 31/08/2010 à 15h04

lundi 23 août 2010

La rentrée littéraire, franchement...

Oui, je suis en train de déménager mes vieux billets. Parmi certains de ces vieux billets, l'actualité et l'inactualité ne se contredisent pas forcément.
Lundi 23 août 2010


 

La rentrée littéraire, franchement, je ne comprends pas. La rentrée des classes, qui me concerne peut-être davantage, oui (enfin, pas trop vite quand même) ; c’est bien une rentrée : les élèves retournent à l’école. Mais à la rentrée littéraire, qu’est-ce qui rentre ? Pas les livres : ils sortent. Les lecteurs ? Oui, ils rentrent de vacances, pour certains. Ils vont reprendre le travail. En avoir peut-être un peu plus que l’an dernier sans gagner davantage (mais je ne vais pas vous raconter ma vie, la vôtre vous suffit). Donc avoir moins de temps pour lire, entre autres. Parce que vous, je ne sais pas, mais moi, bizarrement, je ne m’arrête pas de lire sous prétexte que je suis en vacances. Au contraire, en original que je suis, j’en profite même pour lire un peu plus. Et voilà qu’au moment où je vais avoir beaucoup moins de temps, on vient m’agiter sous le nez quelques centaines de livres ! Et dans le lot, forcément, il y en a quand même bien quelques-uns pour me faire envie. Heureusement (« heureusement », qu’est-ce que je dis là ?), maintenant la rentrée littéraire commence quasi à la mi-août. Du coup je peux lire tranquillement Nagasaki, d’Eric Faye (« tranquillement », je dis vraiment n’importe quoi). Et j’ai beau fermer les yeux, ne pas me renseigner, ne pas m’informer, je vois bien qu’on annonce, ici ou là, un nom familier qui fait envie : Thierry Beinstingel, Anne Savelli, Miguel Duplan, Fabrice Gabriel, Eric Pessan, Jean Echenoz, Claro, Mathias Enard, Olivier Cadiot et beaucoup d’autres, rien que pour les Français… Honnêtement, c’est pas possible, je ne les lirai pas tous. Sans parler de tous ceux que j’oublie et de ceux aux éditeurs moins puissants pour lesquels je n’ai pas encore été informé. Et de tous ceux que je ne connais pas. Le coup de grâce, c’est le 9 septembre je crois, avec le tricéphale Volodine-Bassmann-Draeger. Comment rater ça ? Surtout qu’en octobre, je le sais d’expérience, Monsieur Le Comte va nuire à ma concentration. (Octobre, c’est encore la rentrée littéraire ?) Alors voilà : je vais sûrement encore en rater plein, parce que quelques semaines plus tard, du balai, les surfaces n’étant pas infinies, il faudra faire de la place pour les nouveaux – et parmi ceux-là encore, bien sûr… tout ça en attendant la prochaine rentrée – dans quatre mois. Dans la mémoire collective, hélas, ce sera idem ou presque. Les industriels de l’écriture light qui produisent un livre en deux semaines à l’aide de quelques recettes bien éprouvées ont tout compris, il faut leur rendre cette justice : ils sont en phase avec leur époque. (Bravo à ceux qui ont ouvert tous les liens.)



Commentaires

Parution du dernier tome de la trilogie d'Echenoz? Je ravale tous mes autres projets pour courir l'acheter...
Commentaire n°1 posté par la bacchante le 23/08/2010 à 07h33
Profitez-en pour jeter un oeil aux autres (du moins ceux qui sont déjà parus) (voilà que je joue au serpent de la Genèse !).
Réponse de PhA le 23/08/2010 à 08h52
Cher Philippe,
Tout pareil, en y ajoutant Maylis de Kerangal et Philippe Vasset, de mon côté, et sûrement d'autres encore. Merci, au passage, de m'avoir citée dans la liste (et si ça vous dit, le mien, vous pouvez l'entendre : je le lis à voix haute sur un nouveau site. D'accord, je suis en retard sur la programmation - un chapitre par semaine - mais ça va s'arranger... puisque je "rentre" !)
Commentaire n°2 posté par Anne Savelli le 23/08/2010 à 09h12
Tous mes voeux à Franck, Anne. (Je remets votre lien vers ce très beau site, c'est une belle idée.)
Réponse de PhA le 23/08/2010 à 09h19
La "rentrée littéraire" (voir le dernier Télérama...) est sans doute aussi une sortie de secours : à n'utiliser que contraint et forcé par une odeur de fumée et une probabilité d'incendie mental.
(=> Anne Savelli : je me souviens d'un parcours en métro avec vous, à l'époque remuante.)
Commentaire n°3 posté par Dominique Hasselmann le 23/08/2010 à 10h00
Je trouve ça troublant, la rentrée littéraire : c'est énorme et pourtant, pour peu qu'on ait le dos tourné à cet instant-là, on n'a rien vu passer.
Réponse de PhA le 23/08/2010 à 11h50
Merci à vous deux, pour le lien et le souvenir remuant des "fenêtres".L'idée du site, c'était aussi d'échapper à cette "rentrée" ou "sortie", quand trois années passées à écrire risquent de se réduire à trois semaines de présence en librairie. Etre davantage dans la durée, si possible...
Commentaire n°4 posté par Anne Savelli le 23/08/2010 à 10h21
Durer, c'est dur - mais vous avez trouvé, j'ai cru comprendre, une éditrice très motivée par les textes qu'elle a choisi de défendre ; c'est essentiel.
Réponse de PhA le 23/08/2010 à 11h55
@ Anne Savelli : ton site à damier est extra, on a envie de sauter de case en case en attendant le prix d'excellence en stock !
Commentaire n°5 posté par Dominique Hasselmann le 23/08/2010 à 10h26
@Dominique : merci beaucoup ! Il faut féliciter aussi le concepteur, Juan Clemente, qui l'a parfaitement adapté à ce qu'il me fallait (sons et images en alternance, une partie journal qui soit visible d'un coup d'oeil...).
Commentaire n°6 posté par Anne Savelli le 23/08/2010 à 10h36
Certes, certes, mais n'oublions pas cette forte parole du grand sage : J'ai tout mon temps.
Commentaire n°7 posté par Didier da le 23/08/2010 à 10h59
Oui, mais le grand sage et toi-même n'avez pas, je crois, une triple rentrée scolaire qui vous pend au nez. J'ai tout mon temps est un beau rêve ! (Et c'est aussi un très beau livre de François Matton, pour ceux qui se demanderaient de quoi on parle.)
Réponse de PhA le 23/08/2010 à 11h59
Moi aussi j'attends Echenoz (ayant beaucoup aimé les deux premiers) mais aussi Kerangal et quelques autres. "Alice Kahn" de Pauline Klein pourrait bien valoir le détour à en juger par l'extrait que j'ai pu lire. Je me demande bien ce que signifie encore  "rentrée littéraire" quand il y en a deux dans l'année ? Je découvre aussi avec plaisir les blogs des "posteurs de commentaires". Contente d'avoir osé pousser la porte de votre blog. 
Commentaire n°8 posté par Marianne Desroziers le 23/08/2010 à 11h54
Mais vous avez bien fait, les sentiers sont balisés, la sécurité est assurée. Bon, il y a bien quelque visiteurs qui s'y sont perdus, ici ou , mais ils ont fini par se retrouver. Vous-même dans le présent billet êtes cachée derrière Olivier Cadiot.
Réponse de PhA le 23/08/2010 à 12h18
Peu me chaut la réalité.
Commentaire n°9 posté par Didier da le 23/08/2010 à 12h04
Evidemment, quand on s'appelle Ernst Theodor...
A propos de Japon, j'en reviens à l'instant - j'y étais avec Eric Faye, j'en posterai un extrait demain.
Réponse de PhA le 23/08/2010 à 12h25
le Japon parlons-en, en plus d'Eric Faye, je vous conseille de faire un tour du coté de Vincent Eggericx et de son Art du contresens (Verdier), c'est un petit bijou de récit à Kyoto dans un dojo de tir à l'arc. il y a aussi Michael Ferrier qui depuis Tokyo nous parle d'identité nationale dans Sympathie pour le fantome (Gallimard).
Autrement je suis comme vous tous, je roule pour Echenoz...des éclairs, des éclairs, des éclairs.
Commentaire n°10 posté par Bustos le 23/08/2010 à 17h33
Mais oui, j'avais raté ces deux-là. Ah, c'est terrible ! (Et le parcours éditorial de Vincent Eggericx m'interpelle, comme on dit vulgairement.)
Réponse de PhA le 24/08/2010 à 00h35
Trop c'est trop. Désolée Philippe de faire un peu tâche mais chaque année LA RENTREE LITTERAIRE "M'A TUER"!
Ca me donne le vertige. Je ne suis pas une lectrice qui bouquine "en diagonale". Impossible de lire autant que... Donc, pour le moment, je reste dans mes auteurs chéris et j'attends patiemment Monsieur le comte et le nouveau Didier da.
(J'apprends en lisant le JDD que vous êtes une star Philippe? Ben oui, Olivier Roller ne photographie que des stars;o)) 
Commentaire n°11 posté par Ambre le 23/08/2010 à 19h05
C'est vous qui avez raison, Ambre ; ne comptez pas sur moi pour dire le contraire ! Encore un peu de patience donc : Monsieur Le Comte sortira avec les champignons, le Didier da nouveau avec le beaujolais nouveau.
(Ah bon ? On parle de moi dans le Journal des débats ? (Cette photo est un chouette souvenir.))
Réponse de PhA le 24/08/2010 à 00h51
@Philippe : exactement, depuis un an Brigitte Giraud est une éditrice idéale, je le dis et je le redis !
Commentaire n°12 posté par Anne Savelli le 23/08/2010 à 21h13
Et ça c'est essentiel.
Réponse de PhA le 24/08/2010 à 00h53
Je n'ai rien contre Echenoz, bien au contraire, mais partout où je le peux (PhA est ici parfois permissif), je rappelle sur Nikola Tesla le très bel Homme Électrique que lui consacra l'an dernier Martine Le Coz.
Parce qu'à lire certains plumitifs, Echenoz aurait inventé Tesla...
Commentaire n°13 posté par r1 le 24/08/2010 à 00h03
Rappel utile, r1 ; qui vaut un lien. Et tous mes voeux à Qu'avez-vous fait de moi ? !
Réponse de PhA le 24/08/2010 à 01h03
Merci pour vos voeux... Je suis noué comme un Gordien...
Commentaire n°14 posté par r1 le 24/08/2010 à 01h13
J - 2, à ce que j'ai vu. Bouclez votre ceinture !
Réponse de PhA le 24/08/2010 à 01h20

dimanche 22 août 2010

plaisanter avec ta mort

http://www.loevenbruck.com/media/gallery/leve/fullsize/155.jpg
 
Photographie d’Edouard Levé : Messe à Angoisse, 2001.
 
Tu projetais de faire construire ta tombe. Tu ne voulais pas laisser aux autres le soin de choisir ta résidence la plus durable. Elle serait en marbre noir brillant, plate, et sans ornements. Devant elle, une stèle indiquerait ton nom, ta date de naissance, mais aussi celle de ta mort, à quatre-vingt-cinq ans. Ce ne serait pas une sépulture de famille : tu y séjournerais seul. Les dates seraient gravées de ton vivant.
Tu imaginais les réactions des promeneurs du cimetière, voyant une date de mort par anticipation, située plusieurs décennies dans le futur. Plusieurs scénarios pourraient se produire.
Avant ta mort, sa date programmée dans le futur ferait passer ta tombe pour une farce, ou une prédiction inquiétante. Si tu mourais avant la date prévue, on pourrait t’inhumer en remplaçant la date indiquée par celle de ta mort réelle, ce qui, interrompant le mensonge, banaliserait ta tombe. Mais on pourrait aussi t’inhumer sans changer l’inscription. Les visiteurs, croyant à une plaisanterie, riraient devant une sépulture qui contiendrait pourtant un mort. La stèle porterait cette farce jusqu’à l’année de tes quatre-vingt-cinq ans. Après cette date, les promeneurs n’auraient plus connaissance de ton excentricité : qui irait imaginer que l’inscription était mensongère, et que l’homme dans la tombe n’était pas mort à la date indiquée ?
Ou bien tu mourrais l’année annoncée, à quatre-vingt-cinq ans. Soit naturellement, ce qui serait extraordinaire, puisque ta mort accomplirait ta prévision, soit en te suicidant, si tu voulais tenir la promesse gravée dans le marbre. On t’inhumerait alors sans rien changer à l’inscription de la stèle.
Si tu vivais au-delà de quatre-vingt-cinq ans, les promeneurs qui liraient les dates te croiraient mort, bien que tu sois encore vivant. Et viendrait le jour où tu mourrais. Si l’on ne changeait rien à l’inscription, on t’enterrerait dans une tombe dont l’inscription te rajeunirait. A moins que tu ne décides de faire enfin s’accorder la date de ta mort avec celle de la stèle. Ou que tu aies laissé des instructions posthumes pour que l’on fasse repousser perpétuellement la date inscrite de ta mort, de sorte qu’elle soit toujours annoncée, mais jamais accomplie.
Ton suicide a mis fin à ces hypothèses complexes, mais ta femme, qui connaissait ton projet, a fait construire ta tombe d’après les dessins que tu as laissés. Elle a fait graver sur la stèle noire tes dates de naissance et de mort. Vingt-cinq ans les séparent, et non quatre-vingt-cinq : il n’est venu l’idée à personne d’autre que toi de plaisanter avec ta mort.
 
Edouard Levé, Suicide, POL, 2008, p. 66 à 68.


Commentaires

Pas très gai de lire ces quelques lignes un dimanche matin au saut du lit (surtout après une mauvaise nuit) mais ça me confirme dans l'idée qu'il faudra que je lise ce livre un jour.
Commentaire n°1 posté par Marianne Desroziers le 22/08/2010 à 09h51
Pas gai, c'est sûr - mais drôle quand même à sa manière. C'est un très beau livre.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h05
La photo s'imposait et Edouard Levé est également doué pour le portrait d'un tireur couché.
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 22/08/2010 à 10h04
J'aime beaucoup ses photos. Je ne pouvais pas rater celle-ci, d'autant plus avec cette coïncidence du mois d'août : cette messe d'Angoisse d'août 2001 est comme un écho prémonitoire à la mort non de l'auteur mais de son personnage : "Un samedi au mois d'août", ce sont les premiers mots de Suicide. Et nous ne sommes pas loin du 24 août.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h12
ou un gisant bien couché (plus lisible ainsi)...
Commentaire n°3 posté par Dominique Hasselmann le 22/08/2010 à 10h05
... auquel j'avais pensé aussi.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h13
Je l'ai lu, comme une évidence, pour moi.
Commentaire n°4 posté par Ambre le 22/08/2010 à 10h15
Une évidence à la lecture ; mais oui, c'est bien le mot.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h18
Cette photo, La Blessure, ressemble à un tableau (clinique), à moins que ce ne soit l'inverse.
Commentaire n°5 posté par Dominique Hasselmann le 22/08/2010 à 10h25
C'est une relecture du Saint-Sébastien soigné par Irène, de Cairo. Levé ou l'art de la mise en scène.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h31
 Zèle de stèle.
Commentaire n°6 posté par Gilbert Pinna, le blog graphique le 22/08/2010 à 10h31
Joli !
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h32
Ah d'accord, je comprends mieux.
Mais à quand Le martyre de Saint-Sébastien ?
Commentaire n°7 posté par Dominique Hasselmann le 22/08/2010 à 10h33
Hélas, l'auteur a vécu sa vie à la lettre.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 17h56
Superbe mise en scène en effet.
Commentaire n°8 posté par Ambre le 22/08/2010 à 10h51
Oui, magnifique - presque trop belle.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 17h57

vendredi 20 août 2010

scoop dans la blogosphère littéraire

 
"Entre les rêves d’amour de la jeune fille et son interminable veuvage, l’homme a tout juste le temps de faire un petit mari.
 
– Ce bruit, est-ce un envol de pigeons ?
– Oui, c’est le drapeau français qui claque.
 
On ne sait jamais si un livre va se vendre ou non, prétend cet hypocrite écrivain à succès qui tape directement ses romans à la machine à calculer."
 
Thomas Pilaster (1934-1997), Journal 1952, p. 50, publié sous la bienveillante direction de Marc-Antoine Marson.
 
papier peint Eh bien moi je vous le dis : Thomas Pilaster n’est pas mort. La preuve : il tient un blog.
Pour les sceptiques, reportez-vous à l’ouvrage sans doute le plus ambitieux de Thomas Pilaster (plus ambitieux en tout cas que le décevant Carolo) : Trois tentatives pour réintroduire le tigre mangeur d’hommes dans nos campagnes (1976-1979) ; vous y ferez la connaissance d’un dénommé Albert Moindre qui sera le héros d’un autre roman tragiquement zoologique paru en… 2007 ! (sous un pseudonyme évidemment, la tranquillité est à ce prix).
 
(Cliquez sur le papier peint pour passer à travers.)



Commentaires

Certains écrivent à la machine à calculer les ventes (Amélie Nothomb, bien épinglée récemment dans Libé en dernière page).
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 20/08/2010 à 10h41
Moi j'aime bien ces écrivains à calculer. Grâce à eux, bientôt, les ventes faibles deviendront la principale garantie de qualité.
Réponse de PhA le 20/08/2010 à 11h10
"...cet hypocrite écrivain à succès qui tape directement ses romans à la machine à calculer.""
Excellent, j'en redemande.
Commentaire n°2 posté par Ambre le 20/08/2010 à 11h01
Il faut lire Thomas Pilaster !
Réponse de PhA le 20/08/2010 à 11h07
Ne me faites plus jamais un coup pareil!! j'ai sauté de ma chaise en hurlant qu'on avait osé piquer son Albert Moindre à Eric Chevillard... j'ai donc déchiré le papier et je tombe sur ce que je venais de lire juste avant d'arriver chez vous... La vie est décidemment très Lewis Carollienne...
Commentaire n°3 posté par Aléna le 20/08/2010 à 11h36
A mon avis, Eric Chevillard n'est qu'un personnage inventé par Thomas Pilaster. Son oeuvre témoigne d'une maturité inconcevable chez un jeunot de... , enfin, plus jeune que moi, quoi.
Réponse de PhA le 20/08/2010 à 11h56
Philippe, attention, si tu te soucies de ton âge bientôt quelqu'un te soupçonnera toi aussi d'avoir la calculette en main!
Commentaire n°4 posté par petite racine le 20/08/2010 à 17h24
Tu as raison : pas besoin de calculette pour voir que je rajeunis de jour en jour.
Réponse de PhA le 20/08/2010 à 20h38
... ma réponse à votre commentaire, à l'instant, je réalise que je l'ai rédigée directement sur une machine algébrique...les phrases converties en équations... je suis fait.
Commentaire n°5 posté par Gilbert Pinna, le blog graphique le 20/08/2010 à 19h28
Oui, Gilbert, vous êtes à coup sûr un ignoble calculateur !
Réponse de PhA le 20/08/2010 à 20h39