vendredi 9 septembre 2011

en moto aussi on peut être seul à voir


Anton identifia le véhicule en un éclair et fut aussitôt rassuré. Les chasseurs ont rarement des cabriolets rouges. A cette époque de champignons tardifs et de rendez-vous naturistes, il craignait peu une chose de ce côté-là. L’Elégante frôla le cabriolet qui lui retourna une partie des sons habituellement perdus derrière elle. Le jour n’en unissait plus de se lever et si les phares étaient encore nécessaires, les bas-côtés se libéraient déjà du voile noir pour un autre plus pâle au milieu duquel Anton aperçut nettement le corps d’une femme.
Le corps d’une femme.
Un corps pendu à la verticale d’une corde elle-même probablement nouée à la branche d'un arbre.
Une robe longue verte ou bleue en berne jusqu’aux talons pointus d’une paire de bottines qui lui semblèrent phosphorescentes. Les quelques secondes nécessaires pour que l’image traverse la visière et s’imprime dans son crâne lui avaient déjà fait parcourir plusieurs centaines de mètres lorsqu’il appuya fermement sur les deux freins distincts, sans toutefois perdre ni l’avant ni l’arrière,
la main et le pied ensemble
mais sans trop forcer non plus
pour ne pas bloquer les roues
sur l’humidité grasse
du revêtement.
Durant la décélération les éléments s’agrégèrent de nouveau et reformèrent patiemment l’Univers. Il débraya et rétrograda progressivement jusqu’à s’arrêter dans un dernier vrombissement. Une sorte de piaffement animal dont l’Elégante était friande lorsqu’on lui tirait aussi brusquement le mors jusqu’à lui scier le coin des lèvres.
Jusqu’aux borborygmes et rien de plus. Rien de plus. Dans le rétroviseur la route était déserte. L’obscurité lui parut plus dense que lorsqu’il roulait. Les sapins résistent toujours à l’hiver. Malgré la longue ligne droite il ne voyait déjà plus le cabriolet resté loin derrière lui. Son cœur battait aussi vite qu’après la menace d'un accident. Il tenta de reconstruire l’image du corps entraperçu. Une robe. Une femme.
Un mort, martela-t-il. Un pendu !
L'image devint plus floue et il douta d’avoir réellement vu une robe et des chaussures à talons hauts. Il se demanda s’il devait rebrousser chemin ou bien continuer et mettre la poignée dans le coin pour éviter les commentaires de Mme Edwards, qui se moquerait du pendu comme de son incapacité à le lui décrire.
 
  Sylvain Coher, Carénage, Actes Sud, 2011, p. 79-80.
 
C’est un billet de Claro qui m'a donné l’envie de lire ce récit poétique élégamment motorisé. Allez-y voir un peu pour en savoir plus.

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