mardi 28 février 2012

Le respect de l’ordonnance


Il y a environ cinq ans, j’ai souffert d’une bronchite chronique qui m’empêchait de dormir et m’obligeait parfois à sauter du lit et à rester assis, chaque nuit, plusieurs heures durant, dans un fauteuil. Le docteur n’a pas voulu me le dire, mais il s’agissait sans aucun doute d’une faiblesse cardiaque. Raulli m’a alors prescrit d’arrêter de fumer, de maigrir et de manger peu de viande. Etant donné qu’il m’était difficile d’arrêter de fumer, j’ai essayé de compléter cette ordonnance en renonçant totalement à la viande rouge. Maigrir non plus n’était pas facile. Je pesais alors quatre-vingt-quatorze kilogrammes tout rond. En l’espace de trois ans, je suis parvenu à perdre deux kilos, ce qui signifie que pour atteindre le poids voulu par Raulli, il m’aurait encore fallu dix-huit années supplémentaires. Mais c’est assez difficile de peu manger quand on doit se passer de viande.
Je dois avouer ici que c’est à Carlo que je devais d’avoir maigri. Ce fut l’un de ses premiers succès thérapeutiques. Il me proposa de sauter un de mes trois repas quotidiens et je suis parvenu à sacrifier le dîner que nous autres, Triestins, prenons à huit heures du soir, à la différence des autres Italiens qui soupent à sept heures. Chaque jour, je jeûne sans interruption pendant dix-huit heures d’affilée.
Toujours est-il que je me suis mis à mieux dormir. J’ai aussitôt senti que mon cœur, qui n’avait plus besoin de s’occuper de la digestion, pouvait consacrer chacun de ses battements à irriguer les veines, à expulser les déchets organiques et, surtout, à alimenter  les poumons. Moi qui avais déjà connu l’horrible insomnie, l’intense agitation de celui qui court après la paix sans y parvenir, j’appréciais de rester là, inerte, à attendre sereinement la chaleur et le sommeil, qui se déroulait de tout son long, véritable parenthèse dans la vie harassante. Le sommeil qui suit un somptueux repas est très différent : dans ce cas-là, le cœur ne se consacre qu’à la digestion et s’exonère de tous les autres soins.
Il s’avérer ainsi que j’étais mieux fait pour m’abstenir que pour me modérer. Il m’était plus facile de ne pas dîner que de limiter ma nourriture au déjeuner et le matin. Au moins là, il n’était plus question de limitations. Deux fois par jour, je pouvais manger autant que je voulais. Ce n’était pas nocif puisque suivaient dix-huit heures d’autophagie. Dans un premier temps, le repas à base de pâtes et de légumes était complété par quelques œufs. Par la suite, je les ai supprimés eux aussi, non pour obéir à Raulli ou à Carlo, mais pour me conformer aux conseils prodigués par un philosophe, Herbert Spencer, qui a découvert une loi selon laquelle les organes qui – par suralimentation – se développent trop vite, sont moins robustes que ceux qui prennent davantage de temps pour croître. Cela concernait des enfants, bien entendu, mais je suis convaincu que le métabolisme est aussi une forme de développement et qu’un enfant de soixante-dix ans est bien avisé d’affamer ses organes plutôt que de les suralimenter. En outre, Carlo fut tout à fait d’accord avec mon théorème, même s’il lui arrivait de vouloir faire croire que c’était lui qui l’avait inventé.
 
Italo Svevo, Ma Paresse, Allia, 2010, pour la traduction française.
 
Une Conscience de Zeno en miniature dans la jolie collection miniature d’Allia à trois euros.





http://www.editions-allia.com/files/book_478_image_cover.jpg

 

Commentaires

J'ai commencé à lire, et j'ai immédiatement reconnu. Pas grand mérite, je l'ai lu il y a très peu de temps. Merci quand même d'avoir contribué à ma petite minute de satisfaction personnelle du jour. :-)
"La conscience de Zeno", il faut absolument que je le relise, c'était excellent mais je ne m'en souviens plus très bien.
Commentaire n°1 posté par Sissi le 01/03/2012 à 12h42
Oui, c'est terrible.
Réponse de PhA le 02/03/2012 à 09h16

jeudi 23 février 2012

Monique Rivet franchit le Glacis.


Il y a quelques années, attendez que je vous dise, voilà, c’était le 19 novembre 2005, la Médiathèque Florian de Rambouillet m’avait invité à présenter mon travail, qui à l’époque se limitait officiellement à deux livres seulement (les deux premiers en haut à droite). Ce fut un bon moment et parmi l’assistance, moyennement nombreuse mais forcément de qualité, il y avait une dame dont les questions, les remarques – elle avait déjà lu les deux livres en question, ce qui fait toujours plaisir – me signalaient une lectrice particulièrement avertie. Nous avons bien discuté dès cette première fois, mais c’est par la suite, et par un tiers, que j’ai appris qu’elle-même était un auteur publié ; sa discrétion lui ayant fait taire la chose. Il faut dire que cela datait un peu et que Monique Rivet ne se fait pas une gloire d’avoir été publiée par deux éditeurs pourtant prestigieux (Flammarion et Gallimard) à une époque où cela faisait encore sens – je ne me suis pas gêné pour l’interroger à ce sujet à notre rencontre suivante.
C’est à cette époque, il y a plus de cinquante ans, qu’elle a écrit le Glacis, dont Flammarion, l’éditeur de son premier roman, n’a pas voulu – je serais tenté de dire, à cause du contexte politique – et que, dans une insouciance éditoriale peu courante chez les écrivains, elle a laissé dans un tiroir durant tout ce temps.
Le Glacis, c’est donc le roman d’une toute jeune femme – et le récit d’une toute jeune femme, double fictif de l’auteur, envoyé par l’Education Nationale à Sidi Bel Abbès (El-Djond dans le roman), sidérée par l’apartheid sans nom qui y règne et auquel le titre du roman en donne un, « le Glacis », du nom de l’avenue qui divise les deux parties de la ville. Sa maladresse l’amène progressivement dans une situation de plus en plus intenable, une maladresse qui n’est pas tant, à mes yeux, l’effet de sa naïveté de jeune métropolitaine, comme j’ai cru l’avoir lu quelque part, mais plutôt l’expression d’une intégrité, d’une entièreté ai-je envie de dire, qui se refuse à composer alors que c’est la seule manière de survivre dans ce monde en décomposition. Le récit, souvent elliptique, joue des temps, passe du passé au présent comme à un gros plan sur un visage, puis le point de vue prend du champ, on apprend ce qui se passe en même temps et que Laure, la narratrice, sur le moment ignore, apprendra ou comprendra plus tard ; c’est une conscience qui se construit devant nous, prise dans une guerre innommée – on dit « les événements » –, où le hasard se trouve exacerbé jusqu’à son point le plus cruel.
Le Glacis est un beau roman, dont je recommande la lecture ; il touchera aussi bien les lecteurs qui ont des souvenirs de cette époque que ceux qui ont aujourd’hui l’âge de l’héroïne – et même ceux qui se situent quelque part entre les deux, comme moi. C’est un beau roman et, comme dit la chanson, c’est aussi une belle histoire que celle de cette publication – je vous renvoie à l’article très riche de Philippe Lançon dans Libération pour plus de détails. Et c’est une chance car, ayant déjà tenté moi-même en vain de convaincre Monique Rivet de renouer avec l’édition, je sais qu’il a fallu à cette publication un concours de circonstances particulièrement favorable : c’est une chance aussi pour Anne-Marie Métailié que des personnes bien inspirées ait poussé Monique Rivet à déposer son manuscrit à ses bureaux. Une chance et une belle rencontre, comme on a pu en juger jeudi dernier à la librairie Labyrinthes de Rambouillet où l’auteur et son éditrice étaient invitées.
On l’aura compris, j’ai à la fois beaucoup de sympathie et d’estime pour Monique Rivet et son regard clair, au propre comme au figuré. C’est aussi que j’avais déjà eu la chance de lire d’elle un autre texte, encore inédit – une chance que j’aimerais bien partager avec d’autres.









monique-rivet-le-glacis.jpg

 

Commentaires

Une femme intelligente qui a une vision de l'écriture et de l'édition que je partage.
Commentaire n°1 posté par Pascale le 23/02/2012 à 16h51
Anne-Marie Métailié ? C'était très intéressant de l'écouter aussi, avec Monique Rivet, à Labyrinthes ; et on sent que ce texte lui tient à coeur.
Réponse de PhA le 23/02/2012 à 17h51
Je pensais à Monique Rivet, de ce que tu nous en dis, et Labyrinthes de Rambouillet, oui, une très belle librairie !
Commentaire n°2 posté par Pascale le 23/02/2012 à 18h30
Ah oui, à l'opposé de cette tendance actuelle à publier vraiment trop et à tout prix. (Et oui aussi, Labyrinthes !)
Réponse de PhA le 23/02/2012 à 18h41

mercredi 22 février 2012

Le Salon du Livre entrouvre ses portes aux auteurs.


Enfin une bonne nouvelle (lisez jusqu’au bout quand même) ! En effet, à propos de cette nouvelle mesure consistant à faire payer les auteurs et que j’ai évoquée ici et , il y a vaguement du nouveau, trouvé sur Livres-Hebdo, que je recopie ici pour les paresseux du clic :
 
Précisions sur les accréditations des professionnels au Salon du livre, Paris 2012
Le Salon du livre rappelle que les conditions d’accréditation ont évolué dans le cadre de son édition 2012.
Un certain nombre d’auteurs se sont émus de ne pouvoir, comme à l’accoutumé, s’enregistrer en envoyant un simple PDF de la couverture de leur livre et nous savons combien être auteur représente un investissement personnel fort.
Cette année, pour des raisons que nous allons vous expliquer, la demande d’obtention d’un badge professionnel par un auteur doit être accompagnée d’un justificatif en PDF clair et à jour :
Les badges professionnels seront délivrés uniquement sur inscription préalable sur le site internet www.salondulivreparis.com.
Cela signifie qu’aucune accréditation ne sera délivrée sur site.
Afin d’obtenir le badge professionnel, un certain nombre d’éléments sont à fournir et ce pour deux raisons :
- Donner au Salon une réelle dimension professionnelle et ainsi garantir aux exposants l’assurance d’avoir des interlocuteurs de la chaîne du livre concernés. Trop de pseudos professionnels ont abusé ces dernières années d’une accréditation par trop aisée. Cela concerne bien évidemment l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre.
- Les organisateurs de Salons, de spectacles ou encore d’événement sportifs sont victimes de bandes mafieuses vendant à la sauvette des billets volés, falsifiés ou autres. Ce délit est désormais sanctionnable d’une peine de prison de six mois et d’une amende de 15 000 euros.
Devant l’inaction des pouvoirs publics pour juguler ce trafic, les organisateurs sont dans l’obligation de resserrer leur dispositif, ce que le Salon du livre est en train de faire.
Pour les raisons exprimées ci-dessus, la demande d’obtention d’un badge professionnel par un auteur doit être accompagnée d’un justificatif en PDF clair et à jour :
- carte d’adhérent d’une association d’auteurs : SGDL, SCAM, Charte des Illustrateurs, ATLF, SNAC, Maison des écrivains.
Ou
- Une lettre de mission signée de l’éditeur.
Le Salon du livre réunit chaque année plus de 2 500 auteurs dans le cadre de rencontres et de dédicaces et n’entend pas empêcher les auteurs de venir en qualité de professionnel, élément premier de la chaîne du livre, mais encadrer plus précisément les conditions d’obtention d’un badge accréditif.
Enfin, le Salon du livre est un événement qui ne vit pas de financement public et se doit de garantir à ses clients exposants des conditions claires et nettes concernant son visitorat, et déclarer des chiffres de fréquentation véraces et contrôlés par un organisme indépendant.
 
 
Voilà. Et en effet, en me rendant sur le site du Salon du Livre, j’ai eu l’heureuse surprise de constater qu’une rubrique « auteur » apparaissait parmi les professions du livre (ce n’était pas le cas il y a quelques jours).
Pour justifier de mon statut d’auteur, j’ai bien sagement scanné ma carte d’adhérent à la Maison des Ecrivains et de la Littérature. Enfin, le côté de la carte où mon nom figure, mais où, c’est bête, rien n’indique que c’est une carte de la MEL. En plus c’est celle de 2011, je n’ai pas encore celle de 2012. Pas bien sûr qu’on m’accorde mon accréditation avec ça : au Salon du Livre, on ne rigole pas. Ce qui est bête, c’est que la justification par un lien n’est pas possible – car la MEL a un site, et chaque adhérent y a sa page.
 
On va peut-être trouver que je pinaille et que je me préoccupe de broutilles, j’assume. Mais tout de même : personnellement, j’adhère à la MEL parce que la MEL m’a sollicité pour participer à différentes actions qui en effet m’intéressent (A l’école des écrivains, des mots partagés, notamment). Pas du tout pour avoir une légitimité en tant qu’auteur que seuls mes livres me donnent. De nombreux auteurs – j’en ai été – n’adhèrent à RIEN DU TOUT. Et ceux-là, ouste, qu’ils aillent donc jouer dehors avec les « bandes mafieuses » qui en veulent au Salon du Livre : ils n’entreront pas.
 
Il y a quelque chose d’assez grotesque – et c’est pour ça aussi que je me préoccupe de cette affaire – à réclamer d’un auteur cette sorte d’affirmation du moi : oui, je suis bien celui que je prétends être ; alors que tout le travail de l’écriture, en tout cas le mien, est une remise en question de cette prétention ; au point qu’à l’époque j’avais trouvé plutôt ridicule cette façon d’afficher la bobine de l’auteur sur la quatrième de couverture. Qui en effet voudrait d’un tel passeport ? Pas le Salon du Livre en tout cas : ça ne lui suffit pas.

 

samedi 18 février 2012

La littérature, ça va bien.


J’ai toujours eu beaucoup de tendresse pour la bêtise, la mienne comme celle d’autrui. L’humanité, ce mal qui nous est cher, n’a pas de symptômes plus indiscutables. A ce titre, le monde des lettres aussi nous gâte. Je m’étonnais l’autre jour – et par simple mesure d’hygiène personnelle je le faisais sur ce blog – que les auteurs soient les seuls professionnels du livre auxquels on n’accorde pas l’entrée gratuite au Salon du Livre. Non pas que ce soit très important, hein, mais ça me paraît un symptôme et je dois sûrement avoir un faible pour les symptômes. Et voici une partie de l’explication de Bertrand Morisset, qui dirige ledit Salon, sur le site ActuaLitté :
« Les auteurs adhérents de sociétés comme la SGDL ou la SCMA, avec lesquelles nous avons des accords particuliers pourront se rendre, à titre de professionnels, gratuitement au Salon, avec leur accréditation de professionnels. D'autre part, si une lettre motivée de l'éditeur nous est présentée par un auteur, et qu'elle justifie de la présence de l'auteur en qualité de professionnels, nous n'avons aucune raison de la refuser. Simplement, il nous faut absolument préserver notre salon des gangs de malfrats qui sévissent, mais plus encore contre les lettres falsifiées qui nous parviennent, et permettent d'enrichir un marché noir. »
Dans ma propre bêtise, je n’y avais pas pensé. Voilà un bon moyen d’arrondir ses fins de mois. C’est d’ailleurs, clamons-le haut et fort, le seul moyen de survivre pour certains de nos confrères auteurs : ils revendent leur accréditation pour nourrir leur famille. Et on voudrait les priver de cette dernière ressource ?

jeudi 16 février 2012

C’est le Salon du Livre, quoi, pas celui des auteurs.

Bonjour,
 
A compter de cette année, seuls les auteurs ayant une actualité et donc une dédicace sont accrédités gratuitement au Salon du livre. Cette accréditation doit passer par l’éditeur.
 
L’entrée est donc payante et est au tarif de 9,50 euros.
Vous pouvez préacheter votre billet au tarif de 7 euros avant le 15/02/2012 en vous rendant sur notre site : http://www.salondulivreparis.com/Billetterie.htm
 
Cordialement
 
Bertrand Morisset
Commissaire général du Salon du livre
 
 
Voilà : je fais passer cette info, qui concerne bien sûr le Salon du Livre de Paris, pour l’année 2012. Donc les auteurs, pour votre accréditation, c’est pas la peine de vous chercher parmi les professionnels du livre, même dans la rubrique « création » : y a pas. C’est vrai que les auteurs, franchement, avec la thune qu’ils se font, ils peuvent payer, hein. D’ailleurs, au Salon du Livre de Paris, on accueille même des éditeurs à compte d’auteur : c’est bien la preuve que les auteurs ont les moyens.



Commentaires

SALAUDS!!!
(Pardon, mais c'est tout ce qui me vient à l'esprit.)
Commentaire n°1 posté par Depluloin le 16/02/2012 à 13h38
Cordialement.
Réponse de PhA le 16/02/2012 à 15h46
Chacun sait qu'auteur, ou créateur, rime avec profiteur. Mais pas éditeur sans doute...
Commentaire n°2 posté par Lza le 17/02/2012 à 15h07
Oh, il y a éditeur, éditeur et éditeur.
Réponse de PhA le 17/02/2012 à 16h27
D'accord. Je ne généralise pas . C'est vrai aussi pour certains auteurs, qui parfois ne sont que des compilateurs...
Commentaire n°3 posté par Lza le 18/02/2012 à 09h22
Eh oui. D'ailleurs j'ai moi-même un éditeur ; et mon éditeur, c'est le meilleur.
Réponse de PhA le 18/02/2012 à 17h49
J'ai lu que si un auteur avait un mot de son éditeur justifiant bien la nécessité de sa présence, il pourrait entrer! Bon! Pour une fois, si on se mettait tous ensemble : je propose qu'on déboule tous - les auteurs sans actualité - à midi le jour des pros!!!
Commentaire n°4 posté par tor-ups le 18/02/2012 à 13h53
On leur fera savoir que les livres, c'est nous.

Réponse de PhA le 18/02/2012 à 18h57
La suite ici.
Commentaire n°5 posté par PhA le 19/02/2012 à 17h06
Pas vraiment étonnée... si ce n'est pas les auteurs qui payent ce sont les éditeurs qui se font déjà sacrément arnaqués pour tenir un stand à ce salon qui n'a jamais été celui de la littérature.
Commentaire n°6 posté par Pascale le 20/02/2012 à 15h41
Tout à fait. Et je me demande quelles sont les conditions faites aux éditeurs à compte d'auteur qu'on y retrouve chaque année. (Personnellement ça me paraît énorme mais ça n'a pas l'air de choquer grand monde.)
Réponse de PhA le 20/02/2012 à 17h31
Tu crois qu'ils paient plus ?
Ma foi, je ne tire pas sur ces gens-là car s'ils ont le vent en poupe aujourd'hui c'est d'une part certainement par un excès d'ego (mais l'écrivain est un ego, et notre époque est à l'ego), mais d'autre part à un phénomène nouveau : la crise financière qui touche en profondeur le monde de l'édition (je connais des écrivains qui n'ont plus d'éditeurs alors qu'ils ont de beaux livres édités derrière eux, mais leur éditeur a été licencié, ses auteurs avec ; je connais des éditeurs qui auraient publié certains livres sans pb il y a 5 ans et ne le peuvent plus financièrement aujourd'hui) ET la responsabilité des éditeurs qui ne font plus leur boulot de filtre (constate tous ces livres de rien qui n'auraient jamais dû voir le jour), encourageant ainsi les éditions à compte d'auteur.
Commentaire n°7 posté par Pascale le 20/02/2012 à 18h38
Moi je ne tire sur personne : je suis non-violent. N'empêche : accepter la présence d'éditeurs à compte d'auteur au Salon du Livre, c'est entretenir dans l'esprit du public une confusion qui n'est pas acceptable. Un livre dont l'auteur a payé pour qu'il soit publié - n'est pas un livre, et n'est pas publié. (Et cela ne préjuge en rien des qualités du texte : j'ai lu une fois - une seule fois - un texte publié à compte d'auteur et vraiment très bon. Meilleur, selon son auteur, que ses textes plus anciens ; publiés, eux, chez Gallimard, tiens.)
Réponse de PhA le 20/02/2012 à 19h31
Non, pour moi les inviter au salon et les mettre côte à côte c'est reconnaître au grand jour (et donc institutionnaliser) un état de fait -- et pourtant, a priori, je ne suis pas favorable à l'édition à compte d'auteur, je suis pour le travail de sélection de l'éditeur mais comme il pêche gravement, il ne faut point s'étonner.
J'ai aussi lu quelques très bons ouvrages à compte d'auteur et je pense que vu la pente sur laquelle est l'édition aujourd'hui, on risque d'en lire davantage...
Commentaire n°8 posté par Pascale le 20/02/2012 à 19h38
C'est surtout entretenir une compromission à la limite de la malhonnêteté.
Honnêtement je ne vois pas du tout l'intérêt de l'édition à compte d'auteur si ce n'est pour offrir à ses proches. Je pourrais rester sans éditeur pendant cinquante ans, ça me gênerait moins que de débourser un centime pour être publié. (Déjà, des livres publiés, il y en a bien trop ; pas la peine d'en rajouter.)
Réponse de PhA le 20/02/2012 à 19h50
Je partage mais nous n'avons pas tous le même avis là-dessus.
Commentaire n°9 posté par Pascale le 20/02/2012 à 19h52

mercredi 15 février 2012

Danse avec Nathan Golshem


http://www.editions-verdier.fr/v3/dyn/oeuvre/danseavecnathangolshem.gif 
Je n’ai pas lu les œuvres complètes d’Antoine Volodine mais j’ai lu celles de Lutz Bassmann. (Lutz Bassmann, pour qui ne le saurait pas encore, est l’un des plus fameux hétéronymes d’Antoine Volodine.) (Antoine Volodine, pour qui ne le saurait pas encore, est l’un des plus beaux auteurs contemporains.) (La littérature contemporaine, pour qui ne le saurait pas encore, est particulièrement vivante et créative – mais elle a de plus en plus de mal à passer le mur du son.)
Depuis Avec les moines-soldats et Haïkus de prison, puis plus récemment avec les Aigles puent, je ne peux m’empêcher de voir en Lutz Bassmann un Volodine atteint – comme d’un mal – d’un excès d’humanité, alors que le nom même d’humanité est retiré à ceux qu’ils nous présentent et dont les noms étranges s’égrènent à la fin du livre dans une table des matières pareille à un monument aux morts qui n’en ont pas. Pas de monument, c’est d’abord le cas pour Nathan Golshem. Sa sépulture, il faut la chercher dans une décharge d’ordures aux confins de nulle part, quelques déchets arbitrairement choisis dissimulés sous une tombe invisible figurant sa dépouille perdue, aux yeux de ceux qui ont voulu lui rendre un dernier hommage après sa disparition définitive.
Définitive ? C’est sans compter sur l’amour de sa compagne Djennifer Goranitzé qui, après un périple de plusieurs mois, par la magie de sa danse et à la faveur de l’obscurité, redonne jour après jour vie à son mari pour se raconter dans la complicité du vieux couple – par quel miracle de l’imagination réuni – les histoires de leurs anciens compagnons, de leur engagement dans un conflit perdu depuis des lustres et auxquels ils ne renoncent pas même par-delà la mort.
La présence de Nathan Golshem, grâce à la danse de Djennifer Goranitzé, grâce à la magie de ces vieux chamans imaginaires nommés Lutz Bassmann ou Antoine Volodine, grâce au ressassement de tous ces noms, on y croit. D’ailleurs il est là, Nathan Golshem, là aussi, où Djennifer Goranitzé malgré sa magie le voit sans le reconnaître.
Ce roman d’amour, car au fond c’en est un – « seuls ceux que j’aime » martelait déjà Lutz Bassmann dans Avec les moines-soldats ; cette Danse avec Nathan Golshem est publiée dans la collection Chaoïd des éditions Verdier. (Verdier, pour qui ne le saurait pas encore, est l’un des éditeurs français les plus dignes de confiance.)


Commentaires

Superbe billet, Philippe! Merci! 
(J'en connais qui vont dire "fayot", je peux donner les noms.)
Commentaire n°1 posté par Depluloin le 15/02/2012 à 16h15
N'est-ce pas ? Je me suis dit que maintenant que l'engouement pour les blogs littéraires était passé, je pouvais me risquer à faire semblant de faire de la critique littéraire.
Réponse de PhA le 15/02/2012 à 16h43
Tu as raison ;-)
Commentaire n°2 posté par Pascale le 20/02/2012 à 15h42
Merci. D'ailleurs, c'est vrai : j'ai raison, ce livre et ses frères sont une merveille.
Réponse de PhA le 20/02/2012 à 17h34

lundi 13 février 2012

l’art de la fugue

N’étant déjà plus là où je suis, je ne suis pas en droit d’être étonné si tu ne me suis pas.
« Retire donc tes bottes de sept lieues », me crie-t-on – mais je me méfie des conseils de l’ogre. 

dimanche 12 février 2012

un dilemme


C’est un fait : les mots sont percés. Comment sinon expliquer qu’ils se vident si vite de leur sens ? Dès lors nous voici devant un dilemme : vaut-il mieux s’en servir avant qu’ils perdent leur sens au risque de passer pour un songe-creux aux yeux des lecteurs de l’avenir (c’est-à-dire dans cinq minutes) ? Ou bien est-il préférable d’utiliser exclusivement et préventivement ceux qui se sont déjà entièrement vidés, en espérant l’éventuelle averse de signification que voudra bien y faire pleuvoir l’occasionnel client de notre auberge espagnole ?

Commentaires

vous demandez, en somme, s'il faut être écrivain ou publiciste?
Commentaire n°1 posté par aléna le 12/02/2012 à 13h53
En fait j'essaie de rentabiliser au mieux le matériel déficient que j'ai reçu en partage.
Réponse de PhA le 12/02/2012 à 19h18
je ne voudrai pas dénoncer mais il me semble que "exclusivement " est bien élimé.
Commentaire n°2 posté par Zoë Lucider le 12/02/2012 à 14h55
Oh, ils sont tous comme ça : on voit la corde. Mais bon, ils peuvent encore servir.
Réponse de PhA le 12/02/2012 à 19h20
Il est parfois utile de compter sur eux (moins de trous, fruitière des phrases...).
Commentaire n°3 posté par Dominique Hasselmann le 13/02/2012 à 07h26
Je suis content de parfois conter sur eux.
Réponse de PhA le 13/02/2012 à 13h43
Plus il y en a et moins ça pèse... 
Commentaire n°4 posté par Gab le 13/02/2012 à 10h41
C'est la leçon du gruyère.
Réponse de PhA le 13/02/2012 à 13h44
Sacré dilemme en effet...
(Je prends le fromage!)
 
 
Commentaire n°5 posté par Depluloin le 13/02/2012 à 12h58
Je me disais bien aussi que j'aurais mieux fait d'illustrer mon billet d'une passoire.
Réponse de PhA le 13/02/2012 à 13h49
les gourmands sont parfois voraces :
Commentaire n°6 posté par Gab le 13/02/2012 à 13h08
C'est vrai : il ne reste rien derrière vos deux points.
Réponse de PhA le 13/02/2012 à 13h50
Et si jamais j'ose dire qu'il n'y avait rien derrière ce deux points-là, est-ce vide de sens ? ou sans dessus-dessous ? ou simplement signe que même la ponctuation perd son sang. Bon il est temps de mettre au lexique le "point d'indignation" entre "?" et "!"
Commentaire n°7 posté par Gab le 13/02/2012 à 14h20
Je suis bien d'accord : rien, c'est déjà quelque chose.
Réponse de PhA le 13/02/2012 à 20h39

mercredi 8 février 2012

mes vrais écrits


Journal du père Manouvrier
 
6 octobre 1982.
 
J’ai eu brusquement une envie très forte de lire mes écrits. Je veux dire mes vrais écrits, ceux que j’enferme dans la partie supérieure de mon bureau. Mon journal, c’est différent, c’est du tout-venant, ça ne mérite pas d’être caché. I'y raconte les petits incidents de ma vie : ce n’est pas de l’écriture, ça.
Cela m’arrive rarement au printemps et en été d’avoir envie de lire mes écrits. Mais dès que le temps commence à aoûter, et surtout quand l’automne arrive – et c’est vraiment l’automne, maintenant, même s’il fait encore chaud –, c’est plus fréquent : une fois par mois, peut-être.
Je me suis chaussé des tongs que j’avais achetées chez Ernest, celles qui ont des lanières rouges. Elles étaient encore presque toutes neuves, à peine salies par un petit reste de boue, que j’ai soigneusement nettoyé. J’ai mis l’autre paire, avec ses lanières bleues, en réserve dans le tiroir de ma table de nuit. J’ai traversé la Nationale, et je suis entré chez le gros Léon. On venait d’entendre sonner l’angélus à l'église : il était midi moins le quart, c’est l’heure où on est sûr de rencontrer au moins un ou deux clients chez le gros Léon. Il y avait là le facteur Gamblinet qui venait de terminer sa tournée et le père Stéphanel, l’homme qui n’a jamais froid : il se promène toujours torse nu, même par le gel ou sous la neige ! En ce jour d’octobre plutôt tiède, il portait une chemisette, ce qui m’a étonné. Je lui ai demandé pourquoi, et il m’a répondu qu’il allait, après déjeuner, à la perception, protester contre le montant des impôts locaux : il venait de recevoir sa feuille de notification, et il en avait pour 813,27 francs, entre la foncière et la mobilière, « plus que ma pension », s’étranglait-il d’indignation, « avec quoi veut-il que je paye ça, le percepteur : il s’était forcé à acheter une chemisette au marché. (…)
Nous avons bu les quatre momies qui s’imposaient : celles des trois clients, et la tournée du patron. J’aime bien les momies, mais quatre à la suite, en une petite demi-heure, c’est tout de même un peu trop : cela me donne envoie de dormir. Pour une fois, ce jour-là, les quatre momies m’arrangeaient bien : elles avaient fait naître un peu plus d’euphorie que les propos de Stéphanel sur le percepteur, son saint homme et sa chemisette. J’ai jugé le moment bien choisi pour demander au gros Léon, comme ça, sans avoir l’air d’y toucher, de me confier, oh ! pour rien, juste pour vérifier qu’elle n’était pas faussée, la clef de mon bureau en dos d’âne. Le gros Léon n’est pas très futé. J’ai cru un bref instant qu’il allait me donner la clef : il a ébauché le geste de la prendre au petit râtelier où elle est suspendue, juste au-dessus de sa caisse automatique. Mais il s’est arrêté au milieu de son geste. Il venait de comprendre que je voulais lire mes écrits. Il m’a rappelé notre contrat : il s’était engagé à ne me confier la clef qu’une fois par an. La dernière fois, c’était en avril, le 5, a-t-il précisé en jetant un coup d’œil sur un calepin posé à côté de sa caisse. Il faudrait bien que j’attende encore six mois, à un jour près. « A moins que tu ne veuilles rompre notre contrat, bien sûr. Mais alors il faudrait le faire par écrit, comme nous avons fait quand nous l’avons signé, il y a, tiens, combien, au fait, trois ans, non ? » J’ai confirmé la date : à ce moment-là j’étais encore logé chez la veuve Demougel, mais c’était déjà le commencement de la fin. Et j’ai protesté : il n’était pas question rompre le contrat.
 
Michel Arrivé, L’Homme qui achetait les rêves, Champ vallon 2012, p. 118-120.
 
Le « tout-venant » qui « ne mérite pas d’être caché » mérite pourtant déjà qu’on fasse les curieux, on y aura quelques surprises. D’ailleurs l’ensemble des romans de Michel Arrivé méritent qu’on y fasse les curieux, j’avais évoqué ici son précédent Bel Immeuble, et je recommande aussi volontiers Une très vieille petite fille et La Walkyrie et le professeur, parus avant l’ouverture de ces Hublots.
Il y a dans celui-ci des écrits qui cachent des écrits, et comme dans les autres livres de l’auteur cet inquiétant rapport des mots à la mort.
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Commentaires

Ce texte est superbe et la couverture magnifique. Vous me le prêteriez?
Commentaire n°1 posté par La confédération des croyants le 08/02/2012 à 20h42
M'étonne pas que la couverture vous plaise...
(Avec plaisir !)
Réponse de PhA le 08/02/2012 à 22h31

lundi 6 février 2012

en passant

Mélodie des mots, soit. Pourtant parfois je me demande si la mélodie n’est pas à la musique ce que la narration est à la littérature.

vendredi 3 février 2012

une première brûlure


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Une petite pierre qui lâche, qui gicle sous ton pied et tes jambes sont aspirées vers le haut comme un renard piégé se retrouve suspendu la tête en bas. Enfin. Tu dévales. Tu rebondis.
La grande glissade.
Tes tissus se déchirent. La pente est brûlante. T’as même le temps de penser que ça dure longtemps. Des étincelles de peau. Un vacarme. Et le vide, peut-être, quelque part autour.
Puis le silence. Suivi d’une douche de pierres. Des lumières qui tournent.
T’as laissé un bout de toi-même entre les blocs. Première offrande. Ta chair froissée.
 
 
Étendu, le cul en feu, tu es vivant au milieu des débris, à quelques pas de la barrière du parking où chaque matin tout recommence.
C’est un tour de toboggan qui a dérapé. T’as pas pris le sentier bitumé. Ta croupe a fait du hors piste. T’as ouvert une nouvelle voie vers le parking. Elle portera peut-être ton nom pour les siècles à venir.
Tu ris. T’es seul. T’es heureux. Le moteur du dernier bus démarre. Tu fais signe, étendu comme un ivrogne, recraché par la pente. Le chauffeur attend, tête baissée, il écoute la radio. Tu rampes jusqu’aux pneus, hilare, le cul en sang.
Les coudes sur le volant, le chauffeur te laisse te débrouiller, épave qui monte les marches en râlant. Chaque soir, tu débarques avec une nouvelle tronche, une nouvelle histoire, un corps sans esprit, il a toujours fait semblant de ne pas te reconnaître.
Tu ris dans le bus. T’es seul. Tu cries en t’asseyant. Tu regardes le chauffeur dans le rétro qui mange un Twix, puis tu perds presque connaissance. Tu te laisses rouler dans le couloir comme un sac de pommes de terre percé à l’arrière d’un camion. Tu laisses filer un gant, ton sac. T’essaies de tout ramasser dans les virages. Tu roules encore, hilare, avec tes rougeurs de babouin.
Le chauffeur sait bien que les hauteurs brûlent des neurones mais il s’inquiète pour son matériel. Il t’ordonne de regagner ta place. Tu ne bouges plus. Une douleur incroyable de la nuque aux cuisses. Tout un ruban de peau à reconstituer. Quand tu perds connaissance pour de bon, dans le couloir du bus, le chauffeur décide de t’amener à l’hôpital.
 
Pierre Terzian, Crevasse, Quidam, 2012, p. 116-117.
 
Non, ce n’est pas du tout un roman sur la montagne, d’ailleurs « crevasse » après tout c’est aussi le subjonctif imparfait de crever. Je ne sais pas si l’auteur y a pensé mais la mort au subjonctif va bien à cet anonyme héros dont on suit l’essentiel d’une vie ratée d’avance, ni Eddy Merckx ni James Dean, dealer de maquillage ou veilleur de nuit, une solitude incarnée qu’on aime quand même malgré tout ou grâce à tout ce qu’il fait pour la rater mieux encore. Une langue musclée, un très beau premier roman. Poignant, même.
Tiens, je viens de recevoir le Matricule ; dedans il y a justement un article de Richard Blin.