mardi 8 mai 2012

Sans l’orang-outan, d’Eric Chevillard.


Un seul singe nous manque
 
http://www.eric-chevillard.net/images/livres/sanslorangoutan.jpg 
« L’ouragan emporte aussi le nom de l’orang-outan, et voici notre langue orpheline à son tour, car le signe ne survivra pas longtemps au singe… » (p. 53)
 
J’ai compté : c’était mon dixième livre de Chevillard (il m’en manque quelques-uns). Forcément, sur la quantité, j’ai des préférences. Sans hésitation, Sans l’orang-outan en fait partie. Il rejoint Du hérisson dans mon panthéon. Peut-être même au-dessus.
Inutile de résumer le propos ; avec son efficacité habituelle, l’auteur le fait en trois mots : Sans l’orang-outan.
C’est donc l’histoire d’une perte. Une perte essentielle. En effet, même si, avant de disparaître, l’orang-outan ne se rencontrait pas à chaque coin de rue ; dès lors qu’il a disparu, son absence est universelle. Evidence bonne à dire, Chevillard le fait mieux que moi.
C’est une tragédie, en trois actes.
Du premier, Albert Moindre est le chantre désespéré. Témoin privilégié de l’irrémédiable catastrophe – c’est lui qui prenait soin de Bagus et Mina, les deux derniers espoirs –, il est seul à mesurer au lendemain de leur disparition ses conséquences cosmiques. C’est une déploration sans fin, une litanie oraculaire ; c’est triste comme la mort avant la mort – et c’est drôle comme un livre de Chevillard.
Le deuxième est plus choral. Albert Moindre s’y efface, avec la discrétion déjà du grand singe des forêts malaises ; c’est aussi qu’il n’a plus à vaticiner : les conséquences sont là, incontestables. Le « je » avec justesse laisse la place à un « nous » ; il ne s’agit plus que de décrire le monde désormais, tel qu’il est devenu : un sol meuble où l’on s’enfonce dans l’indifférence générale (donnant ainsi naissance, pour peu qu’on soit pris par le gel, à quelque singulière forêt de cadavres), où une population cherche l’oubli dans la fumée de la « loka », condamnée à cultiver l’« ongle » dur et la fougère, à manger cru le lambi et boire le lait de yack, à se casser les dents sur la peau impénétrable de l’informe « hurlant ». Une sorte d’églogue inversée, une apocalypse hivernale et primitive qui trouvera bientôt son accomplissement dans Choir, que notre auteur déjà médite*.
Albert Moindre reprend du poil (roux) de la bête au troisième acte : c’est lui qui, naturellement, sera le guide et le mentor d’une petite équipe chargée de sauver l’humanité – c’est-à-dire rendre la vie à l’orang-outan. Seul moyen : le devenir ; et notre Albert Moindre en entraîneur fervent de prétendants à l’état simiesque ne lésine pas sur les moyens, que je vous laisse découvrir. Résultats non garantis, mais jubilation assurée.
Ce livre, qui m’a conquis sans réserve – j’ai du mal à comprendre celles de certains critiques – marque à mon sens un tournant dans l’œuvre de Chevillard. Toujours aussi inventif, aussi jouissif et burlesque, il est aussi plus grave, plus désespéré. Le propos, sous l’habituelle loufoquerie apparente, touche à l’essentiel. L’écriture est belle, tout simplement. L’humour y est pudeur. Finalement j’en ressors ému.
 
Janvier 2008.
 
* L’auteur de cet article apparemment prétend posséder quelque talent divinatoire.
 
Une relecture qui s’impose, en ces temps propices à la disparition brutale des espèces tutélaires.


Commentaires

On pourrait imaginer aussi, irrespectueusement, que notre actuel "baladin du monde occidental" rend ici une sorte d'hommage secret à John Millington Synge...
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 11/05/2012 à 14h15
Pourquoi pas - si Chevillard doit à Beckett ce que Beckett doit à Synge.
Réponse de PhA le 11/05/2012 à 20h44
"Emue", oui, c'est ainsi que j'en ressors....
Commentaire n°2 posté par Anonyme le 20/05/2012 à 17h21
N'est-ce pas ?
Réponse de PhA le 22/05/2012 à 21h20

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire