lundi 18 juin 2012

je suis ce point qui ne cesse de fuir


La plupart du temps, je suis seul. Je ne sais plus qui a dit qu’entre le transfert et la solitude, il fallait choisir. Eh bien moi, je n’arrête pas de transférer et pourtant je suis seul. Par exemple, mon vélo est à l’évidence non seulement une partie de moi-même mais moi-même quand je suis sur mon vélo, car il ferait beau voir que je finasse à ce propos en pleine course sur une nationale surembouteillée où les conducteurs ne font pas plus cas de vous que d’un hérisson, et il ferait beau voir également, lorsqu’un conducteur me passe et donc ne fait pas plus cas de moi que d’un hérisson, que je ne sois pas illico l’arbre qui se présente et qui risque de brutalement me rencontrer, pour tout aussitôt devenir, au moment même de l’impact, le pauvre moucheron qui s’est précipité dans mon œil, le chauffe et le rougit, puis le petit chien qui s’accroche à mon bas de pantalon en jappant, comme je comprends qu’il veuille jouer : je joue avec lui tout en faisant mine de secouer ma chaussure ; c’est, en tant que grande personne, l’attitude que j’attends de moi ; alors, un peloton de cyclistes m’encadre (voir supra) et je suis cycliste, le peloton s’éloigne et je suis orphelin, mon papa est mort et maman m’a abandonné quand j’avais quatre ans, j’ai été placé en famille d’accueil, les services sociaux se sont trompés dans mon dossier et ma mamy de substitution n’a pas touché sa pension, je mange des omelettes aux petits pois tous les jours mais je suis entouré d’affection, mes vêtements sont achetés sur le marché et à l’école les camarades se moquent de moi en se montrant leurs Nike et en me criant jeusdouit, jeusdouit, pendant toute la récréation, alors je me réfugie dans la classe près du cochon d’Inde et la maîtresse m’asticote : allez, il faut pas se laisser faire, va de l’avant, retourne dans la cour, c’est là que ça se passe ; je retourne dans la cour pour lui faire plaisir et je m’appuie au mur en attendant la sonnerie ; le lendemain j’ai une crise d’eczéma, mes joues sont rouges et pleines de croûtes, je suis obligé de me soigner au Mercryl Laurilé qui est un liquide qui pique, à ce moment j’évite un trou, et je suis, bien entendu, le temps que je le borde, ce trou, ce défaut de voirie dans un continent sans argent, à la pensée continentale, vieille et dévoyée, et je suis moi-même cette pensée fripée, ce goût nouveau pour la pierre de raille, le vin rouge et les allocations familiales, puis, tout au bout de la route, il y a ce point qui ne cesse de fuir et je suis ce point qui ne cesse de fuir et reste égal à lui-même le temps que je pédale.
 
Nathalie Quintane, Cavale, POL, 2006, p. 127 à 129.
http://www.sitaudis.fr/Source/GF/cavale-de-nathalie-quintane.jpg 
La lecture de Guillaume Fayard sur Sitaudis.


Commentaires

Ah ! Après Tomates - c'est ça? - j'ai comme dans l'idée que je vais retrouver la Nathalie Quintane que je préfère. 
Commentaire n°1 posté par Depluloin le 18/06/2012 à 19h01
Avant Tomates, plutôt, mais déjà en cavale.
Réponse de PhA le 18/06/2012 à 19h06
Magnifique ! On pense à l'écuyer "surexistant" du chevalier inexistant de Calvino...
Commentaire n°2 posté par Fiolof le 20/06/2012 à 00h44
Finalement l'existence n'est qu'une longue hésitation entre sur-existence et sous-existence.
Réponse de PhA le 21/06/2012 à 11h20

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