dimanche 11 novembre 2012

leur mine désespérée de veuves à ma place


Je me suis dit que ça faisait longtemps que nous n’avions pas fait de fête. Une boum, tu sais comme j’aime les boums. Avec nos amis, ton frère, ma sœur et son copain, des invités. Je me suis dit que j’allais faire une liste, puis un email commun, et puis des courses, des tas de courses. Je me suis dit que ce serait chouette que ça changerait que je verrais du monde tu sais comment ça se passe qu’on danserait qu’on boirait qu’on serait saouls qu’on se ferait des câlins qu’on casserait des verres qu’on aurait mal à la tête et que tout le monde rentrerait chez soi vers cinq heures du matin – ce serait une soirée très réussie comme nos soirées à la maison. Alors j’ai fait tout ça. Des courses, la cuisine, le ménage. J’ai cuisiné et chantonné pendant deux jours. J’ai poussé tous les meubles, j’en transpirais. J’ai rangé tous les objets qui dépassaient, sécurisé le bois ancien, nettoyé à fond l’appartement. Ensuite, je me suis maquillée et coiffée et habillée et évidemment j’étais en avance. Au premier coup de sonnette, j’ai passé une main dans mes cheveux, et j’ai bondi vers la porte, j’étais surexcitée de recevoir nos invités à Paris, d’organiser, toute seule, une vraie fête.
 
 
Je ne sais pas ce qui n’a pas marché, ce qui a cloché. Toi, ou plutôt moi ? Ça n’a pas pris. Ils n’ont pas pris. Cette fête était une fête sordide. Comme s’ils étaient très contents de se dépêcher d’accepter de s’habiller de s’apprêter d’affûter leurs sujets de conversation de venir d’arriver en taxi avec des fleurs du champagne ma chérie merci quelle bonne idée cette fête ça va nous changer les idées à tous – de se retrouver prendre des mines affectées cancaner chuchoter pour mieux me juger ensemble tu la trouves comment toi non mais elle a l’air d’aller bien oui justement non mais franchement faire une fête quand on est veuve depuis deux mois mais tu trouves pas ça déplacé toi moi je te jure ça m’a choquée enfin je suis venue pour elle mais tout ça me dérange dans le fond etc. J’avais sorti mon reflex, je le tenais fermement contre moi, mais je n’ai pris aucune photo d’eux. J’entendais tout ce qu’ils disaient. J’étais tétanisée. Prise de court. Le buffet les buffets ont été dévastés à toute vitesse ça me faisait plaisir de voir se vider les montagnes de vaisselle de nourriture les verres remplir les cendriers déborder j'étais au moins contente de ça. Mais leurs mots.
 
 
Les cons. Nos invités. Vains, vides, mondains. Cruels et creux. Ils ne parlaient pas vraiment à voix basse, non, ils inspectaient, cancanaient bien fort. Tu te serais mis en colère j’imagine ta tête et tes poings qui se crispent, ça me fait rire. Ils n’ont pas été méchants, non, simplement, ils ne comprennent pas. Occupés à parler entre eux tout en me jetant des sourires, à regarder l’appartement, les filles avec leur mine désespérée de veuves à ma place – ça va toi non mais je veux dire ça va toi, vraiment, les hommes faussement gênés désolés cependant tous prêts à sortir leur bite – et sinon je sais que c’est sûrement, non peut-être, c’est peut-être un peu tôt mais tu vois déjà quelqu’un enfin « déjà » je veux dire non au contraire je pense que ça te ferait du bien enfin nous on te jugerait pas moi en tout cas pas du tout, en groupe – non mais c’est indécent une fête quand même tu crois que c’est des façons de porter le deuil ça si ça se trouve elle a complètement déraillé elle ne sait plus ce qu’elle fait il faudrait peut-être qu’on etc.
 
 
http://www.leoscheer.com/IMG/arton2328.jpgMarie Simon, Les pieds nus, éditions Léo Scheer, collection Laureli, 2012, p.78-81.


Commentaires

J'adore ce passage.... Mais, ce sont les facéties d'Internet : le "nouvel acticle de PhA" arrive sur Thunderbird qui a dû perdre une plume dans son haut vol car je lis : "....Une boum, tu sais comme j'aime les boucs...."! Si inexplicable que je me demande si, après tout, le Diable probablement.....
Commentaire n°1 posté par Michèle le 11/11/2012 à 12h08
Ah, je plaide coupable : c'est encore un coup de mon facétieux OCR. (D'ailleurs, "tu sais comme j'aime les boucs", c'est très bien aussi.)
Réponse de PhA le 11/11/2012 à 18h48
...ou la foudre... (Je précise : quand je reçois un avis selon lequel vous avez publié un nouveau billet, on m'en donne toujours les premières lignes.)
Commentaire n°2 posté par Michèle le 11/11/2012 à 12h28
(Et pourtant je m'étais bien relu. Enfin, je croyais.)
Réponse de PhA le 11/11/2012 à 18h50
Ben voyons! Quoi que vous fassiez, ce sera nul. Restez chez vous:" elle broie du noir." Sortez:" elle s'étourdit." Invitez-les? Ils vous débinent, mais ça ne leur coupe apparemment pas l'appétit.
Commentaire n°3 posté par Lza le 11/11/2012 à 17h34
Oui. Et en même temps, c'est ce qu'elle perçoit. Ce qu'elle imagine, peut-être.
La mort fausse tout.
Réponse de PhA le 11/11/2012 à 18h51
C'est alléchant. Bien vu. (Le mot"bite" est extrêmement choquant.)
Commentaire n°4 posté par Depluloin le 11/11/2012 à 18h09
N'est-ce pas ? (J'ai bien essayé de remonter la braguette mais elle était coincée.)
Réponse de PhA le 11/11/2012 à 18h43

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