lundi 18 février 2013

pour un autodafé d’amour des livres non conformes


Dans les dictatures, les livres non conformes, on les interdit. Parfois on les brûle. On fait même disparaître leurs auteurs. C’est mal. Le mal a toutefois cet avantage d’éclaircir les horizons, de dégager la visibilité : le bien, c’est combattre ce mal. Les livres, pour avoir une chance d’être lus, doivent procéder d’une stratégie de l’évitement ; c’est le travail de la forme, que la situation conditionne et auquel elle donne un sens. Un sens.
Dans les démocraties marchandes, les livres ne gênent personne. Libre à eux de proliférer. Qu’ils dénoncent, avec tout le talent possible, ladite démocratie marchande, celle-ci les remerciera : la tolérance de la démocratie marchande à l’égard des livres qui la critiquent est sa propre confirmation en tant que démocratie et lesdits livres n’en deviendront qu’une marchandise d’autant plus vendable. Déclarés conformes malgré eux.
On peut aussi avoir l’ambition d’écrire des livres différemment non conformes. Rien ne nous en empêchera. Au contraire, c’est même bien vu. Bien sûr, pour les raisons évoquées hier, ils feront d’assez mauvaises marchandises. On pourrait espérer faire de leur insuccès même un argument contre la société du tout-marchand, mais non. Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne.
La démocratie marchande, parce qu’elle est marchande, encourage naturellement la production de livres qui font de bonnes marchandises. Peu importe leur qualité en tant que livres, pourvu que subsiste leur qualité en tant que marchandises. De toutes manières, pour que subsiste leur qualité en tant que marchandises, il faut bien qu’ils aient au moins l’air d’avoir une qualité en tant que livres. Comme pour toute marchandise, l’apparence suffit. On y veille.
Il existe en effet des critères bien établis pour qu’un livre ait l’air d’avoir des qualités en tant que livre. Ces critères sont tellement bien établis qu’on n’est même pas obligé d’avoir conscience en écrivant un tel livre qu’on ne fait que se conformer à ces critères.
A force bien sûr il se peut que le public ait des doutes quant à la qualité de ces livres même en tant que marchandises. Il suffit alors, pour l’éditeur qui en a les moyens, d’augmenter la quantité de livres publiés, ainsi sur cette quantité il s’en trouvera bien pour fonctionner honorablement en tant que marchandises. Il se peut même que, parmi ceux-là, comme la marchandisation du livre n’est pas une science exacte, se glisse un livre a priori non conforme. Par exemple un livre que j’aime. C’est toujours une bonne chose : il vient ainsi confirmer la viabilité du système.
Les autres livres non conformes disparaissent dans la quantité toujours accrue des livres publiés. Le public n’a pas le temps de voir en quoi leur non-conformité était peut-être intéressante. Il n’a même pas le temps de voir qu’ils étaient non conformes. La non-conformité n'est pas forcément spectaculaire. Elle est parfois très discrète. Et peut-être après tout n’étaient-ils pas tellement non conformes, ces livres, on ne le saura jamais.
On ne le saura jamais parce qu’il y a d’autres manières de disparaître pour les livres non conformes que les autodafés ; nous vivons en effet dans une démocratie marchande et non sous une dictature. Des manières plus discrètes qui ne choquent que quelques personnes un peu sentimentales. Par exemple n’exister en librairie qu’à raison d’un exemplaire en rayon pendant trois semaines tandis que le livre bien conforme s’entasse en piles savamment branlantes et bien en évidence. C’est beaucoup moins spectaculaire en effet qu’un autodafé, qui est une espèce de fête. Ça passe même complètement inaperçu, puisque, précisément, il n’y a rien à voir.
Les autodafés ont la capacité d’émouvoir les foules, en souvenir de nos dictatures passées. (On ne manquera pas de profiter de l’occasion pour remercier les dictatures présentes d’exister : elles n’existent que pour nous rappeler notre chance de vivre dans une démocratie marchande et la vanité de nos remises en question.) On devrait peut-être rassembler quelques-uns des livres auxquels on tient le plus, se mettre à plusieurs pour en faire le plus gros tas possible, et les brûler en place publique. Ça aurait peut-être une chance de susciter une émotion. Mais il n’est pas dit que ce serait bien compris, ou bien utile.

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