vendredi 31 mai 2013

j’irais bien


Il y a des semaines où l’on se dit Tiens, samedi, j’irai bien faire un tour à Paris, demain donc, parce que j’ai le temps et puis, ah oui, c’est vrai, il y a la librairie éphémère de la Halle Saint-Pierre, on va voir sur le site, et tiens, il y aura Perrine Le Querrec, je ne l’ai jamais lue mais elle a son livre qui sort aux Doigts dans la prose, c’est très bien les Doigts dans la prose, j’en ai lu deux sur quatre ça fait quand même la moitié du catalogue, et je vois qu’elle est aussi à celui du Carnet des desserts de lune, ça aussi c’est bon signe. D’ailleurs ces deux éditeurs seront présents, et il aura aussi le Sonneur, et le Chemin de fer, et l’Œil d’or, et l’Or des fous qui publie le nouveau livre de Marie Cosnay, et le Vampire actif, pour ne parler que de ceux que je connais, parce que finalement je ne connais pas grand-chose.
Et au fait, le soir à la maison de la poésie il y a une rencontre entre Alain Farah, Olivier Cadiot et Nathalie Quintane, animée par Laure Limongi ; ça pourrait prolonger agréablement et intelligemment la soirée.
Mais que vois-je ? Voilà que le même jour, Eric Chevillard sera aussi à Paris ! à la librairie Le Monte-en-l’air pour son premier livre pour enfants (alors que coïncidence, mon premier à moi point à l’horizon de septembre, c’est pour passer plus vite que le temps est si automnal), mon Chevillard que je vous prête aussi à l’occasion mais qui est d’abord le mien depuis que sa cuiller en tulipe m’a il y a une douzaine d’années sorti du bouillon de la lecture empêchée, depuis presque dix ans que ça durait, rappelez-vous ; mais que je n’ai jamais vu en chair et en os, en a-t-il seulement, je le saurai demain,
je le saurais demain si la vie n’était pas la vie, qui prend d’un coup ses décisions à notre place, mais non demain je n’irai pas à Paris, impossible, c’est dommage, mais c’est comme ça.
 
Que ça ne vous empêche pas d’y aller, vous. Et déjà ce soir vous avez le choix entre Nicolas Richard (le légendaire traducteur d’Enig Marcheur entre autres) qui fait son libraire d’un soir chez Charybde et François Matton qui vous projette ses 220 Satoris mortels à la maison de la poésie, allez, c’est tout de suite, qu’est-ce que vous attendez.


http://les-fleurs-123.e-monsite.com/medias/album/images/tulipe1-9ws6v.jpg

 

mardi 28 mai 2013

Pascale Petit vous prépare...


Voilà donc, oui, aujourd’hui la tortilla du ciboulot.
Un plat inouï !
Un plat hors du commun !
Un plat pas banal du tout !
Un plat mirobolant !
Un plat saisissant !
Un plat stimulant !
Un plat fumant !
Un plat fulminant !
Un plat paradoxal !
Un plat aux horizons infinis !
Un plat du futur !
Un plat anti-oxydant !
Un plat qui plaît quasi toujours, à la fois rafraîchissant, croustillant, fondant, plaisant, amusant, hallucinant, ravigotant, fort fortifiant, sans colorant !… qui vaut autant qu’un gigot aux haricots, qu’un couscous au mouton, qu’un faisan au curry, qu’un homard au caviar ou qu’un baba au rhum à la Chantilly !
Car, donc, on l’aura compris : nous l’aimons sans façon, oui, nous l’aimons sans façon, la tortilla du ciboulot ! Nous l’aimons, nous l’adorons. Nous la voulons. Nous la goûtons. Nous la savourons autant qu’un osso-buco, autant qu’un bon goulasch.
Car voilà un plat trop original où y a un truc qu’y a pas. Voilà, voilà pourquoi nous l’adorons tant, la tortilla. Car, dans la tortilla, il y a un truc qu’y a pas, donnant au plat un goût pas du tout commun, un fin parfum, un « on-sait-jamais-quoi » trop subtil ! Un quasi-nada charmant qu’on voit pas qu’il faut voir !
 
Pascale Petit, « La Tortilla du ciboulot », dans Made in Oulipo, L’école des loisirs, 2013, p. 31-32.
 
http://www.ecoledesloisirs.fr/php-edl/images/couvertures/E134348.gif 
Pascale Petit sait tout faire. Même la cuisine. Même en l’absence du principal ingrédient, ce « truc qu’y a pas » – qui en fait deux, si l’on y réfléchit bien ; et du coup c’est plus fort encore. Et ce qui est épatant, c’est que c’est une cuisine vraiment pour tout public ; d’ailleurs c’est publié dans la même collection de l’école des loisirs où sont déjà parus Monsieur Jonesrappelez-vous –, ainsi que Tom Premierrappelez-vous encore, mes élèves s’en souviennent – et sa suite Tom II, version théâtrale du merveilleux Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir, publié dans la trop éphémère collection Déplacements des éditions du Seuil.
En hors d’œuvre à cette Tortilla, Pascale Petit nous propose le popopo et le dédédé, dialogue à deux ou à mille, où un simple bégaiement est la source de 11223593370016514113536000 histoires (si j’ai bien compté – car j’ai compté, mais une fois seulement). Bon appétit !

lundi 27 mai 2013

Luc Ferry et moi, quoi.


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« La vérité, c’est que, en dehors d’une très courte période et d’un "modernisme" exacerbé propres au seul XXe siècle,  les artistes véritables et les écrivains  les plus authentiques n’ont jamais été des marginaux, méconnus et miséreux. » C’est Luc Ferry qui parle, celui-là même dont le talent incontesté lui a valu d’être payé pour un cours d’université qu’il n’a jamais assuré. Allez donc lire un peu ce que le Figaro vous autorise. Et d’enchaîner avec Picasso qui, certes… Il aurait pu citer Van Gogh aussi, mais non ; on se demande pourquoi. Bref, nous vivons une époque formidable où le talent authentique est forcément et grassement récompensé, et si vous n’entendez pas les espèces sonner à votre porte et trébucher dans votre escarcelle, ce n’est pas parce que vous êtes un incompris, mais parce que vous n’avez pas l’authentique génie de Marc Lévy (si indiscutablement génial que son dernier roman va être offert par Rachida Dati aux bacheliers du VIIe arrondissement – rappelez-vous). Que je me le tienne pour dit. Surtout moi, dont les droits d’auteur transforment par comparaison mon salaire d’enseignant en une authentique et permanente roue de la fortune (que je suis toutefois contraint de faire tourner à la main, ce n’est pas mon fantôme que l’on paie). Surtout moi qui suis, je vous l’avoue sans honte, pire écrivain encore que le dernier des derniers, car non content de compter les clopinettes gagnées sur les doigts de la main qui écrit, je mets en difficulté tous mes éditeurs : seul Quidam survit encore vaille que vaille mais non sans mal, Melville a fondu comme neige au soleil dès la parution de Par temps clair, quant aux éditions du Seuil, le succès d’estime d’Une affaire de regard les a si bien mises à mal qu’il a bien fallu les revendre à la Martinière dans la foulée. (D’ailleurs pendant que j’y pense, même Bordas qui à l’époque préhistorique m’avait commandé un parascolaire d’orthographe a dû être racheté par Havas dans les mois qui ont suivi sa parution.) Bref, on devrait m’interdire de publication. Renouveler avec un tel sans-gêne le cliché de l’écrivain maudit (car je suis maudit, je le sais bien), ça ne devrait pas être permis. C’est à peine si je mérite de vivre. Pourtant il y a encore quelques lecteurs, des fous, qui apprécient mon travail. Il y a même quelques éditeurs, des inconscients, qui ne craignent pas de me publier. Heureusement il y a Luc Ferry qui, en bon philosophe du capital, considère qu’il ne faut surtout pas aider la création, si elle vaut la peine ça se saura forcément, on a quand même dans ce beau pays une presse unanimement indépendante, curieuse de tout, qui sait débusquer les talents méconnus, comme Libération qui cette année nous a quand même fait découvrir Marcella Iacub et Christine Angot – nous rappelle Pierre Jourde sur son blog –, c’est vrai, de quoi se plaint-on, quoi.
(Entendons-nous bien : je ne suis pas non plus partisan de faire n’importe quoi avec l’argent public. Et personnellement je ne postule à aucune bourse ni à aucune résidence, considérant que d’autres auteurs en ont davantage besoin que moi. Ce n’est pas non plus une raison pour dire n’importe quoi – quoi.)

dimanche 26 mai 2013

beau comme un socle commun de compétences


Les « socles communs de compétences ». Ça sonne bien, pourtant. C’est beau, vu de l’extérieur. Ça a l’air d’être du solide. On devrait pouvoir bâtir, là-dessus.
Non mais franchement. Quand je pense qu’on a payé des gens pour imaginer un truc pareil. A dégoûter de l’Education Nationale, je vous dis. Je sais bien qu’il existe des boulots encore plus stupides que cette usine à gaz ; mais quand, bien forcé, je me plonge dans celui-ci, j’ai du mal à imaginer ce qu’on pourrait faire de plus inutile encore. Même mon goût pour l’absurde ne m’est d’aucun secours.
Je sais bien que ça ne sert pas à grand-chose de le dire, mais quand même : ça soulage.
http://www.quebecoislibre.org/08/tuyauterie08b.jpg

samedi 25 mai 2013

leur chute à bout de lèvres


Ensuite, j’ai gagné une petite pièce attenante au salon pour fuir le monde et reprendre mes esprits. Je me suis assis dans un fauteuil. Des dizaines de mouches mortes aux ailes ajourées jonchaient le rebord intérieur de la fenêtre. D’autres séchaient, suspendues dans des toiles d’araignées arrimées aux barreaux du radiateur. Mais le silence a fait long feu car Lise et Gina – les vieilles jumelles – sont entrées, suivies d’une femme bossue, telle qu’on ne laisse plus la nature en produire. Son visage engoncé, incarné dans une énorme gibbosité qui naissait au niveau de la taille, lui enveloppait les reins et le dos. De sa posture affreusement ramassée ne dépassaient que deux minuscules bras de fourmi. Du fauteuil, je cherchais en vain à distinguer son visage car il se refusait obstinément, profondément enclos dans la surabondance de sa bosse. S’agissait-il seulement d’une femme… J’en doutais, car de là où j’étais ne me parvenait qu’un souffle appuyé et crépitant, une respiration asexuée, de bête presque, comme d’un énorme mammifère marin qu’on eût tiré de l’eau et laissé agonisant sur le rivage. Lise et Gina ont refermé la porte derrière elles sans me prêter la moindre attention, comme si je n’existais pas, et se sont mises à parler à la bossue. Et ce qu’elles disaient, j’avais l’étrange impression d’en avoir entendu des bribes plus tôt dans la soirée. Les mêmes mots, leurs phrases tournées de la même façon et qui se recoupaient, se répétant jusque dans l’intonation. Un drame dont elles avaient été témoins sur leur lieu de vacances. Peut-être avaient-elles passé la soirée à le raconter, autant de fois que le mariage comptait d’invités, pour que la nuit n’en finisse pas, que ne tarisse jamais leur satisfaction à le jouer et le rejouer, sans relâche, avec la perfection de comédiennes rompues à l’art du pathos et que toujours réenchantent les réactions interloquées de leurs auditeurs. Ces deux-là avaient trouvé dans ce drame prétexte à réinventer leur couple et leur gémellité, se complétant, s’assurant, s’interrompant ou se relançant, chacune répercutant l’écho de l’autre pour relever d’un cran leur chute à bout de lèvres et de cordes vocales.
 
Romain Verger, Fissions, Le Vampire actif, 2013, p. 96-97.
 
C’est sans doute le roman le plus narratif de Romain Verger. Mais il ne se contente pas de raconter l’histoire d’une noce désastreuse, ou monstrueuse ; comme dans Zones sensibles, Grande Ourse et Forêts noires, c’est au fond la nature humaine elle-même, notre trop évident lot commun, qui est remise en question – et cette question nous tord la bouche.
http://www.vampireactif.com/wp-content/uploads/2010/10/1%C3%A8re-de-couv-Fissions1.jpg

vendredi 24 mai 2013

faisons attention ensemble

Le langage étant une chose universellement partagée, tout ce que je dis concerne tout le monde.
 
 
 
 
 
 
 
 
J’ai intérêt à faire gaffe, quoi.

jeudi 23 mai 2013

« vouloir dire »

J’aime beaucoup l’expression française « vouloir dire » pour évoquer la signification. Il y a dans le langage une volonté étrangère à la mienne (parce que le langage n’est pas seulement mien) et c’est peut-être la contradiction de ces deux volontés, ou plutôt leur impossible réconciliation qui rend possible la littérature.

mercredi 22 mai 2013

Faits II, de Marcel Cohen


Parmi les livres que j’ai lus cet été, Faits II, de Marcel Cohen, dont je n’avais encore rien lu, est à coup sûr un de ceux qui m’a laissé la plus forte impression. Mais j’ai du mal à trouver les mots pour l’expliquer. Je comprends mieux d’ailleurs pourquoi la quatrième de couverture est si longue et si précautionneuse. L’objet, a priori, ne revendique pas son statut d’œuvre littéraire. La lecture cependant sans faille le lui assure. Composé d’une matière qui ne doit rien à la fiction, écrit dans une langue épurée qui vise à l’efficacité, Faits II est littéraire d’une manière sobre, mais essentielle. C’est une littérature où le moi discrètement s’efface, se réduit à la simple subjectivité d’un regard, plus souvent encore d’une écoute, celle aussi du choix des motifs ; une littérature entièrement orientée vers le monde, dans sa plus grande diversité – sa plus grande disparité. Sont tour à tour évoqués, en une succession de textes brefs sans titres, juste numérotés comme des chapitres, la résistance héroïque d’un tout petit enfant aux semonces de son père, les messages des déportés sur les murs de Drancy à la veille de leur départ pour Auschwitz, les conditions de vie des marins sur un porte-conteneur, l’étrange odyssée du Buddleia Davidii dont un plant unique parvient à essaimer à travers toute l’Europe… J’arrête la liste : il y a cent cinq textes sur les sujets apparemment les plus variés mais où, le plus souvent (quoique de manière discrète), la résistance joue un rôle essentiel. Là, sans doute, se dessine en creux l’histoire personnelle, à laquelle l’auteur ne donne pas plus de place. Marcel Cohen emprunte parfois ses sujets à la presse, met en scène nommément des personnes réelles et ne craint pas si nécessaire d’insérer des notes explicatives. D’autres fois, il crée des manières de fictions minimales et putatives (« Un homme prend chaque matin… », « Deux fois au moins, se souvient un homme… ») ; quand il ne limite pas son texte à un simple dialogue entre interlocuteurs anonymes. C’est que l’essentiel n’est pas là. Le temps de la mise en forme décorative est dépassé. L’essentiel, c’est de dire, dans l’urgence, ce que vivent les hommes.
 
2007
 
Puisque je sors tout juste de Sur la scène intérieure, le dernier livre paru de Marcel Cohen, c’est peut-être l’occasion de ressortir ces quelques notes qui suivent ma lecture de Faits II, au cours de l’été 2007, avant l’ouverture de ces Hublots. (J’en ai déjà posté un extrait, à propos du Buddleia Davidii, précisément).
http://www.mahj.org/photos/5_auditorium/conferences/zoom/Marcel-Cohen.jpg

 

Commentaires

Les premiers buddléias que j'ai vus s'étaient multipliés au milieu des décombres de Saint-Lô. Il y avait encore des ruines, et nous étions déjà en 1956.
Commentaire n°1 posté par Lza le 23/05/2013 à 09h30
Et maintenant ils sont partout dans les moindres friches.
Réponse de PhA le 23/05/2013 à 21h56
Malheureusement ce sont les papillons qui se font rares. Un papilon brun sur une grappe de Buddléia, c'est... un instant de paradis.
Commentaire n°2 posté par Lza le 24/05/2013 à 08h39
Je vous en ai trouvé un .
Réponse de PhA le 24/05/2013 à 18h28
Ces fleurs de lierre auraient du être couvertes d'abeilles, elles adoraient y butiner. Mais elles aussi sont mortes. Et des "petites totues comme celle-ci, cette année je n'en pas encore vu.
Commentaire n°3 posté par Lza le 25/05/2013 à 09h25
Pour les petites tortues, c'est sans doute un peu tôt, d'autant plus que la saison est très retardée par les intempéries.
On ne peut pas s'en rendre compte mais le jour où j'ai pris ces photos, tout le fond du jardin n'était qu'un vaste bourdonnement, d'insectes très variés.
Réponse de PhA le 25/05/2013 à 17h26
Ces "petites tortues"
Commentaire n°4 posté par Lza le 25/05/2013 à 09h27
Vous nous le dites. Je le redis plus mal : Faits II est d'une intelligence et d'une écriture rares. Chaque texte, ou chaque chapitre - comment faut-il dire? - donne à méditer et en même temps, on dirait qu'il nous regarde -au sens de "ça me regarde" - et qu'il a été écrit pour le lecteur particulier. Je m'emmêle. C'est-à-dire que je pourrais citer des exemples mais ça serait trop long.
Commentaire n°5 posté par Michèle le 04/07/2013 à 23h18
Des textes qui disent et qui disent plus encore.
Réponse de PhA le 06/07/2013 à 11h16

mardi 21 mai 2013

quelles traces sur la scène intérieure


A Paris, elle a toujours vécu chez Mercado, son cousin germain, et Sultana. Il n’existe d’elle que trois ou quatre photos et l’on ne sait à peu près rien de sa vie, sauf qu’elle fut veuve très jeune, resta sans ressources et qu’elle n’a pas eu d’enfants. Les photos montrent un visage anguleux, ingrat, et des mains noueuses posées sur une ample jupe noire. En échange du gîte et du couvert, sans doute se sentait-elle tenue à la plus grande discrétion, n’intervenant d’aucune manière dans la vie des Cohen. Lorsque je la rencontrais dans l’appartement de mes grands-parents, c’était toujours furtivement, presque par effraction, à l’instant où une porte se refermait. Je ne retrouve bien que le froissement de ses amples jupes noires dans la pénombre. Plus âgée qu’elle de cinq ans, ma grand-mère, et depuis longtemps si j’en juge par les photos familiales, portait des jupes droites à mi-mollet. Hors ce froufroutement d’un autre âge, il ne reste rien de Rebecca.
Il se peut même que la photo reproduite ici  ne représente pas Rebecca. Mercado avait une sœur, Suzanne. Veuve très jeune elle aussi, elle habita, comme Rebecca, chez son frère et sa belle-sœur. Dans leur correspondance, les frères Cohen l’évoquent sous l’appellation de « la chère tante ». Suzanne est morte peu avant la guerre. Mes souvenirs ne remontent pas jusque-là. Le froufroutement dans la pénombre est donc bien celui des jupes de Rebecca. Cependant, la photo reproduite ici a beaucoup de chances d’être celle de Suzanne.
 
Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Faits, Gallimard, collection L’un et l’autre, 2013, p. 133-134.
 
C’est un extrait du dernier livre paru de Marcel Cohen, qui évoque la mémoire de ses disparus, raflés comme on sait, et dont précisément il ne parle pas d’habitude, ou alors en creux, dans les autres livres que j’ai lus de lui (le grand Paon-de-nuit, Faits II, Faits III suite et fin). Ce sont sa mère, son père, ses grands-parents, ses oncles et cette cousine germaine de son grand-père qui fit comme lui partie du Convoi n° 59 du 2 septembre 1943 et que j’ai choisie parce qu’il ne reste d’elle, outre une photo douteuse, qu’un froufroutement de jupe noire dans une mémoire d’enfant et ces deux pages d’un de nos plus beaux écrivains.
http://www.mollat.com/cache/Couvertures/9782070139293.jpg

Commentaires

Superbe extrait, d'une sobriété émouvante et qui va droit au coeur.
Commentaire n°1 posté par Michèle le 21/05/2013 à 22h20
Oui, c'est terrible. Marcel Cohen mérite vraiment la lecture, du coup j'ai posté une note que j'avais rédigée un peu après la parution de Faits II.
Réponse de PhA le 22/05/2013 à 18h34
Un mois plus tard : j'ai lu le livre. Beau, émouvant et pur. J'ai donc acheté "Faits II"
Commentaire n°2 posté par Michèle le 27/06/2013 à 00h07
Je crois bien que Faits II reste mon préféré - même si tout est beau chez Marcel Cohen.
Réponse de PhA le 27/06/2013 à 19h25

samedi 18 mai 2013

signaler une erreur


 
Le crâne, évidemment, qui m’a fichu une coiffure pareille, avec des cheveux ! mais aussi le nez : ce n’est pas du tout ça. Ni le menton. Même la forme générale de la tête, d’ailleurs.
Un bon point tout de même pour l’invisibilité relative, et pour le choix de la couleur.

jeudi 16 mai 2013

suprématie de la statistique


– Messieurs, votre insistance me navre. Que voulez-vous que je vous raconte ? Ma vie, depuis que j’ai fui la Finlande, a suivi un tracé lisse et rectiligne. Toi, Ivar, qui m’a connu au lycée d’Uleaborg. Tu sais que, n’ayant pu résister ni à l’amour de Minna ni aux leçons de son père, le professeur de littérature, je suis parti errer dans tout le Suomen-Maa, depuis Arkhangelsk jusqu’au golfe de Botnie, cette portion de territoire comprise entre 60 et 70 degrés de latitude nord. Rien que des lacs, des marécages et des pierres. Le froid, la faim, les coups de pied. Jusqu’à ce que je me décide à caler mes fesses au chaud, dans les bureaux du service d’inspection du Comptoir du Bois d’Aabo. C’est là que j’ai fait mes premiers pas dans les statistiques, là où je me suis imprégné de la vérité authentique des chiffres et de celle relative du calcul des probabilités. Des années durant, j’ai su quel était le tonnage exact de la consommation mondiale de la pulpe de papier, du goudron, du contreplaqué et de l’aggloméré. Ceux qui n’y ont pas été initiés ignorent la suprématie de la statistique, science mêlant les mathématiques et l’observation du monde réel. L’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. A partir d’inventaires et de colonnes de chiffres, il est possible de décrire et synthétiser l’histoire statistique de l’humanité. Le contreplaqué m’a servi de point d’ancrage. En observant les chiffres de l’exportation du contreplaqué, mul-ti-plis ! Hoerée ! Franziska ! FRANZISKA ! FRAN-ZIS-KA !
Ce fut une véritable déflagration !
Subite et retentissante, l’exaltation d’Op Oloop frappa de stupeur tous les convives. Certains se levèrent. Mais leur hôte, qui s’était immédiatement repris, les invita d’un geste à se rasseoir.
– Excusez ce débordement vraisemblablement inspiré par quelque génie bachique, mentit-il avant de proférer d’une voix radoucie et étouffée : Hoerée ! Franziska ! FRANZISKA ! FRANZISKA ! Evohé ! Io ! Io ! Eleleu !
La stupeur fit place à la consternation. Puis à l’incompréhension. Il avait émis le cri de ralliement des bacchantes en se tapotant les lèvres du bout des doigts. Devant l’urgence de la situation, même Gaston Marietti se leva. Tous avaient remarqué que l’exaspération affichée par Op Oloop au début de son récit s’était peu à peu transformée en orgueil irrévérencieux. Mais comment expliquer ce dérapage inepte ?
 
 
Juan Filloy, Op Oloop, Monsieur Toussaint Louverture, septembre 2011, traduit de l’espagnol (Argentine) par Céleste Desoille, p. 126-127.
 
A partir de quel degré l’abus des statistiques devient-il vraiment nocif à la santé mentale ? Comment expliquer que, ayant quand même vécu 106 ans avec une belle notoriété dans son Argentine natale, Juan Filloy n’ait pas connu le bonheur de voir son inénarrable Op Oloop, initialement publié en 1934, traduit dans notre belle langue ? Et l’amour, dans tout ça ?
(Encore une belle découverte de  Monsieur Toussaint Louverture, à qui l'on doit aussi, plus récemment, celle d' Enig Marcheur.)
http://www.monsieurtoussaintlouverture.net/image/OPOLOOP/Faux%20livre_OpOloop.jpg

Commentaires

Ça met en appétit. 
Commentaire n°1 posté par Didier da le 17/05/2013 à 15h29
Ça tombe bien :  c'est le début du repas.
(Mais oui, c'est assez inouï aussi, ce livre.)
Réponse de PhA le 17/05/2013 à 16h13

mardi 14 mai 2013

défendons l’édition numérique



On fait de chouettes découvertes, quand on est abonné à Télérama : prenez votre culture en main, et trouvez en prime cette belle publicité pour le Samsung Galaxy Note 8.0 qui s’ouvre comme un livre, la preuve, et même les preuves : il y a Marc Lévy et compagnie à l’intérieur, cliquez donc sur l’image si vous voyez mal ; car la culture aujourd’hui est numérique, et l’édition littéraire aussi au moins en partie, qui a bien besoin qu’on la défende – notamment de la publicité que lui fait Samsung.

lundi 13 mai 2013

de l’inouï au malentendu ou le refus de comprendre

Les comptes-rendus de lecture, c’est toujours instructif. Je dois avouer un vicieux penchant pour ceux qui développent un avis opposé au mien, le seul bien sûr qui ait quelque valeur à mes yeux, quoique de façon assez fugitive. C’est l’occasion de me gausser intérieurement : encore un qui n’a rien compris. D’ailleurs certains, très honnêtement et humblement, l’annoncent d’emblée : « il se peut que je n’ai rien compris ». C’est toujours bien de l’envisager, d’ailleurs je me le dis aussi assez souvent à moi-même.
Parfois, quand même, ça intrigue. Manifestement, le lecteur n’a rien compris, il le suggère lui-même et en effet, moi qui ai tout compris ou presque je peux le lui confirmer : il n’a rien compris. Mais ça intrigue quand même parce qu’on se demande pourquoi il n’a pas compris. Ce n’était pas si difficile, de comprendre. Le vocabulaire était simple. La langue était française. Les mots disaient ce qu’ils voulaient dire avec toute la volonté dont ils sont capables. Alors quoi ? Pourquoi ne pas comprendre ?
Alors on lit les arguments, généralement formulés sous la forme négative, celle qui va bien pour dire qu’en effet on n’a pas aimé. Mais qui ne dit pas que ça. Qui dit aussi : « il ne se passe rien », ou bien : « il n’y a pas de psychologie des personnages », ou bien : « il n’y pas de plan », ou bien : « il n’y a pas de fin », ou bien : « il n’y a pas de message », etc. Parce que forcément il devrait y avoir tout ça, ou au moins ceci ou cela, parce que c’est ce qu’on attend d’un livre : qu’il y ait tout ça, ou au moins ceci ou cela. Sinon quel intérêt. Hein. A quoi ça sert.
Alors voilà : on n’a pas vu ça, ni ça, ni même ça et donc on n’a pas aimé. Moi j’ai aimé, et pourtant je n’ai pas vu ça non plus, puisqu’en effet ça n’y était pas. C’est sans doute que j’ai vu autre chose. Aurais-je donc un don de double vue, des hublots à double foyer (j’avoue : je porte des verres progressifs) ? Chouette ! (mais non). Souvent, il me semble au contraire que la chose que j’ai vue était énorme, et placée bien en évidence par l’auteur dont le souci principal n’est pas, contrairement à un soupçon récurrent, de ne pas se faire comprendre par ses lecteurs. Mais elle était un peu inhabituelle. Parfois même un peu inouïe (j’aime bien cet adjectif, in-ouï, qui dit mieux que d’autres ce qu’il veut dire). Ou in-solite (que j’aime aussi pour les même raisons) dans notre monde sublunaire. Et c’est précisément cette chose-là qui a été perçue comme une lacune, un manque, une carence impardonnable. L’inouï est la porte ouverte au malentendu.
Pour comprendre, sans doute ne suffit-il pas ou même n’est-il pas nécessairement besoin d’être compétent ; il est bon toutefois d’être prêt. Disponible.

dimanche 12 mai 2013

Winnie floue, Winnie nette


On ne peut pas chanter comme ça, uniquement pour faire plaisir à l’autre, aussi cher soit-il, non, le chant doit venir du cœur, voilà ce que je dis toujours, couler de source, comme le merle. (Un temps.) Que de fois j’ai dit, dans les heures noires, Chante maintenant, Winnie, chante ta chanson, il n’y a plus que ça à faire, et ne le faisais pas. (Un temps.) Ne le pouvais pas. (Un temps.) Non, comme le merle, ou l’oiseau de l’aurore, sans souci de profit, ni pour soi, ni pour autrui. (Un temps.) Etrange sensation. (Un temps. De même.) Etrange sensation, que quelqu’un me regarde. Je suis nette, puis floue, puis plus, puis de nouveau floue, puis de nouveau nette, ainsi de suite, allant et venant, passant et repassant, dans l’œil de quelqu’un.
 
Samuel Beckett, Oh les beaux jours.
 
(Et pendant ce temps dans la salle, je hoche imperceptiblement la tête, de manière à voir tantôt à travers et tantôt au-dessus de mes lunettes, de manière à ce que le visage de Catherine Frot soit tantôt net, tantôt flou au point d’être complètement indéterminé, alors que les places sont bonnes, bien meilleures que celles que nous nous offrîmes (le vieux style) dans ce même Théâtre de l’Atelier, il y a quelques années, pour voir de bien plus loin mais sans lunettes Michel Bouquet et Rufus jouer les Hamm et Clov de Fin de partie ; de loin et sans lunettes, à croire donc que le temps passe, que le temps passe quand même malgré tout, Winnie.)
 

jeudi 9 mai 2013

Mon jeune grand-père (9)

Le 4 janvier 1917. Mes chers parents.
Il y a du désordre dans les cartes. Il faudra que je les classe. J’ai dû les laisser de côté quelque temps – beaucoup moins de quatre mois cependant – mais laisser passer un peu de temps, pourquoi pas. Un peu de temps pour moi, plus de temps pour lui.
Sur cette carte-ci, l’écriture, toujours au crayon à papier pâle et taillé fin, est un peu moins serrée que sur les précédentes, mais à peine. Sans même la lire, on voit que rien n’a changé.
Voilà encore une nouvelle année loin de vous, et celle-ci dans des circonstances bien pénibles, aussi ce n’a pas été une fête pour nous. Nous nous sommes tout de même réunis pour faire un petit dîner pour ne pas changer les habitudes _ Je n’ai plus reçu de colis (ce tiret doit signifier sans doute un changement de paragraphe ainsi économisé : toute la surface de la carte est recouverte de son écriture, comme c’est le cas à chaque fois) depuis ma dernière carte, il n’y a rien d’étonnant à cela puisque j’ai reçu tous ceux partis avant l’interruption sauf toutefois le n°11 gare (gare ?) _ Comme correspondance j’ai reçu les cartes de papa des 18, 19 et 20 la lettre de Jacqueline et les lettres de Madeleine et Jean sans oublier le mot du petit Michel. Tout cela m’a fait grand plaisir et je vous charge de les remercier et de les embrasser bien fort. Je remercie Madeleine et Jean de leurs bons souhaits et je leur envoie les miens. Que cette année ne se termine pas sans qu’ils aient revu leurs chers parents. Je leur ai écrit le 30 déc et leur envoyé aussi les mêmes vœux _ Il est difficile de se procurer du cuir ici aussi soyez assez gentils pour m’envoyer afin que je puisse faire ressemeller (sic) mes deux paires de chaussures. Mes brodequins ont les semelles complètement usées et les bottines commencent à s’éculer. J’en profite pour vous rappeler que je vous ai demandé des pantoufles _  Depuis quelques jours le temps n’est pas beau, il pleut toute la journée et on ne peut pas aller se promener dans le parc. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis Madeleine et Jean et toute la famille. _ Votre fils qui vous aime de tout son cœur. E.Annocque
Les deux dernières lignes laissent juste la place pour la signature oblique et abrégée : après les deux n ; o, c et q se confondent et le reste disparaît.

lundi 6 mai 2013

Ce que veut être ce livre, je l’ignore.


Je pourrais montrer Issei Sagawa séparé d’avance, le montrer seul avec son cahier, séparé de la classe, le montrer comme je l’ai vu au restau, ne disant pas trois mots, souriant, et malgré ses sourires, séparé de notre joyeuse tablée. Mais ce n’est pas ce que je dois faire, préparer un sens bien construit pour former adroitement des sutures, pour donner à mon affaire son liant, son texte qui conduise le lecteur vers une élucidation de quelque chose, ne serait-ce que du livre lui-même, qui s’en va par tous le bouts, vainement. Plus que pour aucun de mes livres, je dois laisser ce texte à ses défauts, laisser son entreprise même à son énigme. Ce que veut être ce livre, je l’ignore. Je m’efforce de retrouver ce fait divers dans mon existence, de retrouver son contact, là où le hasard l’a placé, à l’origine de ma vie littéraire.
 
Nicole Caligaris, Le Paradis entre les jambes, Verticales 2013, p. 87.
 
Finalement ce n’est peut-être pas plus mal qu’un hasard quand même assez étonnant fasse que ce soit seulement maintenant et par ce livre que je découvre Nicole Caligaris.
L’énormité du sujet – et pourtant il s’impose. Je n’aime pas les sujets – mais on ne les choisit pas (on ne devrait pas). Que celui-ci ait été si longtemps tu, bien sûr. Et qu’à un moment, suffisamment lointain, il se soit imposé : aussi.
Il n’y a pas besoin d’événement pour devenir écrivain. Mais qu’on y soit mêlé, mêlée de si près même de biais au moment précis où l’on en est en passe de le devenir, on ne peut pas fermer les yeux dessus : à un moment le livre « veut » quelque chose, se veut lui-même sans doute ; l’auteur s’y plie.
L’auteur aurait été auteur même sans ça. Un(e) autre ?
 
http://www.sitaudis.fr/Source/280/le-paradis-entre-les-jambes-de-nicole-caligaris.jpg

Commentaires

Un livre mystérieux...
Je me souviens avoir rencontré Nicole Calligaris lors d'une soirée rue de Paradis (dans le 10e), à laquelle m'avait invité Ronald Klapka.
Se retrouver, après coup, mêlée à un "événement" de cet ordre est forcément une interrogation littéraire : comment "s'en débarrasser" ou comment l'affronter et non le laisser enfoui dans l'esprit ?
L'écriture peut sans doute, seule, apporter réponse ou bribes d'échappées à ce phénomène.
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasslmeann le 06/05/2013 à 21h06
Bribes d'échappées sans doute plus que réponses. En tout cas ça fait trembler l'image qu'on a de soi comme auteur et qu'on aurait pu croire fixe.
Réponse de PhA le 07/05/2013 à 14h06

dimanche 5 mai 2013

un prix d’excellence pour Rachida Dati


Parfois les élus locaux s’essaient à la distribution des prix dans les écoles. Ça sent un peu la troisième République, ça rappelle des souvenirs aux parents, c’est sympathique. Chez nous, par exemple, les enfants ont eu droit à un gros dictionnaire à la sortie du primaire. C’est utile, c’est beau et ça fait un chouette souvenir.
Dans le VIIe arrondissement de Paris aussi, Madame le Maire va encourager de sa présence et d’un beau cadeau littéraire les élèves de 3e et de terminale. Elle va le faire en leur offrant le dernier roman de son écrivain préféré, elle aura ainsi le mérite non seulement d’encourager ces jeunes gens dans leurs études, mais aussi de soutenir la littérature contemporaine, que nos jeunes lecteurs en effet sont en âge de découvrir. Et comme Madame le Maire n’est autre que Rachida Dati, elle leur a choisi Un sentiment plus fort que la peur, le dernier roman de Marc Lévy.
http://madame.lefigaro.fr/sites/default/files/imagecache/photo_horizontale_articles/2011/06/1p-mad1400_046-1.jpg

jeudi 2 mai 2013

Rennes de Jacques


D’autres sites dessinent leurs contours. Ils me hèlent, me tirent par la manche. Je ne m’y attarde pas. Je les traverse à grandes enjambées. Parfois j’ai, face à eux, les yeux et la tête trop fatigués. De brusques bouffées d’angoisse montent. Les mains deviennent moites. Les jambes sont en coton. Ici, des gens ont brûlé vif, une nuit d’hiver, dans un immeuble. Là, des flics, sirènes hurlantes, ont décidé que les feux rouges n’existaient plus pour eux et ont fauché, emporté, tué deux jeunes qui se trouvaient (une nuit de la Saint-Sylvestre) sur leur trajectoire. Ces endroits (où de temps à autre des anonymes viennent déposer des bouquets de fleurs) sont gravés au centre-ville. Ils pèsent lourds. Ils s’écartent de ceux, plus légers, plus intimes, qui ont le pouvoir de réactiver un feu intérieur assez rassurant. Sous les braises vivent alors des moments brefs et décousus. Tous confectionnent des attelles capables de tenir une mémoire en écharpe. Je sais qu’un jour prochain, l’amnésie va gagner et tout effacer. Il me reste un peu de temps. J’en profite pour fixer la silhouette robuste de Monsieur Victor que je côtoie, certains soirs, au comptoir. Ex-cheminot, il est penché au-dessus du pont de la rue de l’Alma. Il vient là tous les jours. Il scrute les rails, heureux de partir sans partir, montant à bord d’un train essoufflé qui le mène sans doute loin en arrière… J’en profite pour repérer, de nuit, l’ombre effilée de Pierre Bergounioux fumant une cigarette, debout au milieu de l’avenue Janvier, à peu près entre la salle de l’Ubu et le lycée Zola, déclarant qu’il s’est arrêté là où le capitaine Dreyfus avait dû poser ses pieds de prisonnier quelques décennies plus tôt. Je me dois aussi, hommage au Café Confort ouvert tous les samedis matins, cinq ans durant, place de Zagreb, de saluer ici même Lucien Suel en lui disant que s’il revient poser son ombre sur le lit défait du ruisseau Le Blosne, je partagerais volontiers une bière thaï, une fraîche et pétillante Shenga, avec lui au Bangkok, juste en bas de chez moi.
 
Jacques Josse, Terminus Rennes, éditions Apogée, 2012, p. 36-38.
 
Voici que je suis Jacques Josse (rappelez-vous Cloués au port) à travers une ville que je ne connais pas du tout, je me le dis tout en lisant, « c’est vrai, Rennes, je ne connais pas du tout » mais lui oui, ô combien, la ville lui parle des gens qui ont croisé sa vie et c’est un peu sa vie qu’il arpente dans la ville à grands pas ; elle lui parle aussi de littérature, d’auteurs qu’il y a rencontrés, et que parfois j’ai rencontrés ailleurs, parce que la littérature aussi est (devient ?) un village :
 
Je saisis leurs silhouettes, leurs zigzags, les musettes qu’ils portent à l’épaule. Puis je les laisse dériver hors les murs et je m’en vais rejoindre la barre, le cinquième étage, l’appartement, l’ordinateur et son écran gris sur lequel je retranscris ces mots, ces phrases, ces fragments, bercé par le bruit régulier – et proche – des camions qui roulent d’un bout à l’autre de la nuit sur la rocade.
 
Idem, p. 44.
 
C’est vrai, de Rennes je ne connais que la rocade.
http://www.editions-apogee.com/media/catalog/product/cache/2/image/9df78eab33525d08d6e5fb8d27136e95/9/7/978-2-84398-405-1.jpg