samedi 25 mai 2013

leur chute à bout de lèvres


Ensuite, j’ai gagné une petite pièce attenante au salon pour fuir le monde et reprendre mes esprits. Je me suis assis dans un fauteuil. Des dizaines de mouches mortes aux ailes ajourées jonchaient le rebord intérieur de la fenêtre. D’autres séchaient, suspendues dans des toiles d’araignées arrimées aux barreaux du radiateur. Mais le silence a fait long feu car Lise et Gina – les vieilles jumelles – sont entrées, suivies d’une femme bossue, telle qu’on ne laisse plus la nature en produire. Son visage engoncé, incarné dans une énorme gibbosité qui naissait au niveau de la taille, lui enveloppait les reins et le dos. De sa posture affreusement ramassée ne dépassaient que deux minuscules bras de fourmi. Du fauteuil, je cherchais en vain à distinguer son visage car il se refusait obstinément, profondément enclos dans la surabondance de sa bosse. S’agissait-il seulement d’une femme… J’en doutais, car de là où j’étais ne me parvenait qu’un souffle appuyé et crépitant, une respiration asexuée, de bête presque, comme d’un énorme mammifère marin qu’on eût tiré de l’eau et laissé agonisant sur le rivage. Lise et Gina ont refermé la porte derrière elles sans me prêter la moindre attention, comme si je n’existais pas, et se sont mises à parler à la bossue. Et ce qu’elles disaient, j’avais l’étrange impression d’en avoir entendu des bribes plus tôt dans la soirée. Les mêmes mots, leurs phrases tournées de la même façon et qui se recoupaient, se répétant jusque dans l’intonation. Un drame dont elles avaient été témoins sur leur lieu de vacances. Peut-être avaient-elles passé la soirée à le raconter, autant de fois que le mariage comptait d’invités, pour que la nuit n’en finisse pas, que ne tarisse jamais leur satisfaction à le jouer et le rejouer, sans relâche, avec la perfection de comédiennes rompues à l’art du pathos et que toujours réenchantent les réactions interloquées de leurs auditeurs. Ces deux-là avaient trouvé dans ce drame prétexte à réinventer leur couple et leur gémellité, se complétant, s’assurant, s’interrompant ou se relançant, chacune répercutant l’écho de l’autre pour relever d’un cran leur chute à bout de lèvres et de cordes vocales.
 
Romain Verger, Fissions, Le Vampire actif, 2013, p. 96-97.
 
C’est sans doute le roman le plus narratif de Romain Verger. Mais il ne se contente pas de raconter l’histoire d’une noce désastreuse, ou monstrueuse ; comme dans Zones sensibles, Grande Ourse et Forêts noires, c’est au fond la nature humaine elle-même, notre trop évident lot commun, qui est remise en question – et cette question nous tord la bouche.
http://www.vampireactif.com/wp-content/uploads/2010/10/1%C3%A8re-de-couv-Fissions1.jpg

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