jeudi 25 avril 2013

le travail de l’écrivain


On a travaillé beaucoup. On n’en avait pas toujours conscience parce que travailler c’était écrire, c’était lire, et si on a connu pas mal de déceptions on y a pris aussi tant de plaisir qu’on oubliait que c’était du travail. Pour espérer peut-être enfin savoir un peu écrire, un peu lire aussi.
Travail après tout n’est peut-être pas le meilleur mot mais on y a consacré du temps et de l’énergie.
Et puis, arrivé là, on était en fait juste sur le seuil. Il fallait accomplir tout un autre travail encore, et là peut-être encore travail n’est peut-être pas le meilleur mot mais pas le pire non plus car il demandait peut-être encore plus de temps et d’énergie : il fallait oublier sans oublier. Désapprendre en connaissance de cause. Renoncer à la facilité acquise au prix de la pratique quotidienne. Renier ses modèles. Voir s’il n’y avait pas quelque chose qu’on n’ait pas vu encore. Faire mentir ceux qui il y a trois siècles, il y a deux millénaires disaient que tout avait été dit déjà. (Et leur donner raison aussi : car c’était bien afin que deux mille ans, trois cents ans plus tard on tente encore sa chance qu’ils avaient osé une telle profération).
La création n’était pas immédiatement reconnaissable. Il y avait là bien sûr matière à frustration : l’ego pour sa part tenait à la reconnaissance. Mais il fallait bien admettre que c’était naturel : on ne pouvait pas espérer que des gens reconnaissent ce qu’ils ne connaissaient pas. On pouvait juste espérer qu’ils fassent connaissance avec. Parfois, on avait l’impression que cela arrivait. Ça faisait plaisir. D’autres fois on se rendait compte que la création n’était qu’une illusion : il n’y avait rien sur la table où on croyait l’avoir laissée. Pour soi-même non plus, la création n’était pas immédiatement reconnaissable.
Quand tout allait bien, la solution de simplicité aurait consisté à exploiter le filon découvert. La plupart des confrères ne s’en privaient pas, et cela semblait plutôt leur réussir. Mais on n’était pas trop sûr non plus que c’était cela, la réussite. On avait à peu près réussi à se défaire de l’essentiel des influences, si impérieuses autrefois, ce n’était pas pour devenir le singe de soi-même.
Il fallait encore, il faudrait à chaque fois se défaire de soi – pour avoir peut-être une chance de l’être enfin, juste un instant.
 

mercredi 24 avril 2013

Mathusalem sur le fil


Le départ – voilà, ça me revient – fut donné par le jeune Mathurin, huit ans, sous les vivats d’une demi-douzaine de ses contemporains, Océane, Emma, Théo, Manon, Achille et Valentin. Tout cela poussait des cris vrillants qui faillirent rendre inaudible le coup de feu (tiré au moyen d’un sachet de boulangerie que Mathurin gonfla d’air et creva) – mais on peut croire aussi que l’agacement causé aux deux vieux par cette basse-cour ne fut pas pour rien dans le départ fulgurant qu’ils prirent, poussés par l’espoir de lui échapper.
Comme c’est le cas de toutes les idées, à commencer par les plus radicales, l’origine de celle-ci ne se laisse pas facilement déterminer. Il se peut qu’elle soit née d’une question presque abstraite qui, prise au mot, aurait inopinément basculé dans le réel. Un des habitants de l’impasse voit un jour cheminer de conserve les deux patriarches, faire patiemment des mètres avec les centimètres, et s’arrêter souvent pour reprendre souffle – feignant toutefois de ne s’immobiliser que pour commenter une fissure dans un mur, une fleur, un escargot leur frère : ne pas montrer à son vieux rival que l’on peine. Un habitant donc les regarde passer, et : dis donc ces deux-là, s’ils faisaient la course on en aurait pour un moment. Sur le ton de la blague, mais l’idée va son chemin elle aussi, fait des mètres avec des centimètres et, allez savoir comment, se présente un jour sous les gracieuses espèces de deux adolescentes à Pierre Cordier et Roger Chabassol.
Chez Cordier, ce fut sa petite-fille Anaïs. Chez l’autre une Laura de seize ans. Et, plus facilement qu’on ne l’aurait cru, l’un et l’autre acceptèrent. Comme il est naturel, Cordier aime sa petite-fille, et comme il est fréquent – c’était le calcul – ne peut rien lui refuser. Si l’idée qu’on pourrait vouloir se moquer de lui le frôle de son aile, il la repousse vivement : pas Anaïs, pas cette gentille blonde qui vient le voir souvent, s’assied patiemment près de lui, écoute ses vieilles histoires et lui conte ses jeunes émois. A Chabassol, qui n’a pas d’enfants mais a gardé l’œil égrillard, on a dépêché Laura, brunette ravissante, volontiers court-vêtue, au regard et au déhanché prometteurs. Vous n’en ferez qu’une bouchée, grand-père Chabassol, a-t-elle dit, regardez-le : il se traîne. Il n’en fallut pas davantage pour que le bonhomme sentît comme un influx parcourir ses mollets de vieux coq : il accepta.
 
Jean-Louis Bailly, Mathusalem sur le fil, L’Arbre vengeur, 2013, p. 23-24.
 
Cette improbable course dans leur impasse de deux quasi-centenaires dure le temps d’un roman qui, sous des airs de fable acide, est aussi une réflexion sur les apparences (le narrateur alterne son récit de la description des photos de Florian, le jeune photographe amateur du quartier dont les photos parlent et parfois mentent). Le passage des vieillards devant les différentes maisons de l’impasse est l’occasion de faire de chaque habitant un personnage dont l’histoire réjouit ou émeut, au gré d’un narrateur ouvertement partial : la préférence est l’apparente injustice qui précisément rend justice aux apparences trompeuses.
https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiHJTXVn9v1GU1tA3jECTnZR_UTdmloq28qNvuGS4aivic3Lz8yRY7A0rrjemX1w7hyyubxR61HfLO25800csI98aYFR-jYb6tPzol0nuA0ftDw4VhmCrxCx9hjUoZgTRbmmLO4z-bUL-A/s1600/Bailly.jpg

lundi 22 avril 2013

Mon jeune grand-père (8)

 
La carte du 29 août, dans son écriture et sa présentation, est très semblable à celle du 25.

 
Le 29 août 1916. Mes chers parents
Hier a été pour nous une bonne journée nous avons eu de nombreuses et bonnes nouvelles. J’ai reçu la bonne lettre de maman du 19. Le 27 j’avais reçu la carte de papa du 20, le 26 celles des 16 et 17 et le 25 la carte de papa du 15 et la lettre de Maman du 16. Comme colis, j’ai reçu aujourd’hui le n° 6 par la poste et les n°s 6 et 7 par chemin de fer. Je crois bien qu’il a écrit deux fois 6, mais le deuxième 6 est moins net. Le premier 6 et le 7 sont indiscutables. Tout était en bon état ; la tenue n’était pas chiffonnée. Je n’ai pu sauver qu’un œuf, les 3 autres étaient cassés. Un camarade en a reçu aujourd’hui une douzaine en bon état ils étaient simplement dans une boîte en carton ondulé avec compartiments idem. Je suis content que vous receviez régulièrement mes cartes. J’ai oublié de vous dire que la carte du château m’était revenue, un nouvel ordre en interdisait l’envoi. Demain je vais me refaire photographier avec ma tenue n°1. Maintenant ça va les colis arrivent bien et en quantité suffisante. Merçi. Il y a très peu de fautes dans l’ensemble alors quand il y en a une je peux la recopier. Envoyez-moi dans un prochain colis une brosse à dents et de la pâte dentifrice Gibbs et un savon. J’avais acheté une brosse à dents à Mayence mais elle est déjà usée. Ce que vous me dites de G. ne m’étonne pas : il y a toujours des gens qui ne sont pas très délicats. On ne connaîtra pas l’identité de cet indélicat – question sans doute de délicatesse. Maman est bien gentille de dire qu’on m’écrive souvent. Mais je ne crois pas qu’on s’y conforme beaucoup. J’espère que d’ici quelque temps vous aurez une agréable surprise. Là non plus, on n’en saura pas davantage. Un instant, j’imagine qu’elle puisse venir d’Edmond ; mais non : comment cela se pourrait-il ? Au contraire, il vaut mieux lire ce « vous » comme une implicite exclusion de lui-même : les journées au camp sont par nature sans surprises. J’espère que vous êtes toujours tous les deux en bonne santé ; vous n’en parlez jamais. Je pense toujours bien à vous et vous embrasse de tout mon cœur et de toutes mes forces, transmettez mes meilleurs baisers à toute la famille ainsi que mes amitiés aux amis. Dites à Madeleine et Jean que j’attends une lettre d’eux me parlant de leur papa.
Votre fils qui vous aime de tout son cœur. E

dimanche 14 avril 2013

un vieux c’est la mort


Toujours est-il que, à les entendre, un vieux, c’était d’abord un papi ou une mamie. Son identité, qu’ils appelaient ça. Jusque là tout va bien : des siècles et des siècles que ça contentait tout le monde aux quatre coins de la planète. Mais soudainement ça a déplu à nos sommités. Qui se sont mises à expliquer qu’un papi ou une mamie, pour un gosse, ça avait tout d’une tragédie, rapport que ça tourmentait les générations et qu’on ne devait pas laisser un gamin faire gouzi-gouzi avec un ancêtre. Que c’était de mauvaise influence et qu’on ne pouvait pas faire un grand d’un petit s’il s’attachait à des vétérans tout ridés. Que le pays avait bien à perdre à regarder le passé. En un mot comme en cent, ce qui était beau était devant, pas derrière. A la fin de l’envoi, en vérité, ce qu’ils disaient, c’est qu’un vieux c’est la mort, et que la chose ne se montre point à un mioche. Qu’il vaut mieux lui faire des menteries dès le début de la vie et jouer à cache-cache avec ce qui nous attend tous, et eux avec.
 
Marc Villemain,  Ils marchent le regard fier, éditions du Sonneur, 2013, p. 28-29.
http://www.editionsdusonneur.com/wp-content/uploads/2013/03/220_____Couv-Ils-marchent-le-regard-fier1re_103.jpg

 

Commentaires

C'est un livre que je lirai.
J'avais lu le précédent, de Marc Villemain, "Et que morts s'ensuivent".
Commentaire n°1 posté par Michèle P le 14/04/2013 à 18h53
Et il y en a eu un autre entre les deux, sur un autre ton, drôle et grinçant : le Pourceau, le diable et la putain.
Réponse de PhA le 14/04/2013 à 21h32
Ah oui c'est vrai, comme je ne l'ai pas lu j'avais oublié mais je sentais bien que quelque chose n'allait pas. J'ai eu la flemme de vérifier :)
Commentaire n°2 posté par Michèle P le 14/04/2013 à 22h49
Il vaut le coup aussi.
Réponse de PhA le 14/04/2013 à 22h56
L'extrait proposé donne l'impression d'une sorte de littérature landaise, montée sur des échasses. Il est aussi possible que je sois victime d'un effet d'optique : le hublot ferait loupe et agrandirait l'écriture du berger ? 
Commentaire n°3 posté par David Marsac le 15/04/2013 à 02h55
Un des 2 livres les plus bouleversants lus cette annee.
Commentaire n°4 posté par chris le 14/12/2013 à 04h01
Oui, et juste en poussant à peine le réel.
Réponse de PhA le 16/12/2013 à 20h59
Oh!Oui, helas et c'est bien la raison d'un si intense bouleversement: un vrai ko-chaos.
Il faut beaucoup, beaucoup de temps avant de pouvoir s'en relever pour continuer.
Au-dela du talent.
Commentaire n°5 posté par chris le 03/01/2014 à 07h47
Et il vaut mieux se relever sans sa canne-épée.
Réponse de PhA le 04/01/2014 à 19h13

samedi 13 avril 2013

le magazine Lire, un concept


Aujourd’hui comme c’est samedi j’étais au collège pour rembourser d’avance mon lundi de Pentecôte, selon une obscure mesure expiatoire dont je n’ai jamais bien saisi la signification. Arrivé plus tôt que nécessaire, je jette un œil sur les magazines en salle des profs, puisqu’il y a bien longtemps que je n’ai plus vraiment besoin d’aller chez le coiffeur. Et je tombe sur un vieux numéro de Lire, une revue dont j’avais à peu près oublié l’existence. Ce numéro-là, apparemment, date de l’automne dernier. Je vois que l’édito est de François Busnel, tiens, ce qui me fait penser que je m’étais dit qu’il faudrait peut-être que je regarde son émission un jour – j’ai un peu de mal avec la télé, il y a plusieurs chaînes et des programmes différents chaque jour, c’est difficile de s’y retrouver même si j’ai réussi à me rappeler que la série Hubots ne s’intitule pas vraiment Hubots ni même Hublots mais bien Real Humans et que c’est le jeudi soir sur Arte et ça ne parle pas de littérature. Et pendant que je divague ainsi François Busnel rigole sur la page de l’édito de ce numéro de Lire, avec l’air d’en avoir trouvé une bien bonne.
L’objet de toute cette réjouissance, c’est la rentrée littéraire 2012 : elle est « d’une excellente facture ». L’expression est bien un peu surprenante, mais c’est vrai que moi aussi j’ai lu pas mal de bons livres qui, qu’on leur ait demandé leur avis ou non, sont parus à cette période-là, selon une coutume dont je n’ai pas davantage saisi l’intérêt. En même temps, sur les je ne sais de combien de centaines de livres qui paraissent à chaque rentrée littéraire, ce serait quand même malheureux qu’il n’y en ait pas de bons. Et même, pour peu qu’on ait des goûts un peu éclectiques, c’est plutôt une source de frustration : on sait bien que beaucoup risquent de nous échapper. C’est sûrement la raison pour laquelle Busnel nous rappelle « les fulgurants éclats » d’Angot, Adam et quelques autres. Ah bon. Oui, mais manifestement, ce ne sont pas ceux-là non plus qui ont vraiment sa préférence, ceux qui font la cerise sur la facture. Ouf. Non, en réalité, il y a des éclats encore plus fulgurants, surtout deux : Quel trésor ! de Gaspard-Marie Janvier (en voilà un qui m’a complètement échappé, mais que fait donc la presse ?), quant à l’autre (des « deux meilleurs romans de la rentrée »), c’est La Vérité de l’affaire Harry Quebert de Joël Dicker, que j’ai feuilleté et qui est peut-être bien un bon roman de plage après tout, c’est vrai que je n’ai pas grande expérience en cette matière que je ne fais guère que traverser vite fait pour aller nager.
Voilà donc la facture, la bonne, de cette rentrée littéraire. Avec une bonne blague, donc, quand même, dont Busnel rigole d’avance et que je garde pour la fin : « J’ajouterai volontiers à cette liste Le Maréchal absolu de Pierre Jourde » – avant de revenir illico à Janvier et Dicker. Sûr que Pierre Jourde (dont je garde précieusement le Maréchal pour l’été sinon pour la plage) a dû apprécier cette joyeuse compagnie.
J’ai juste le temps de tourner encore une page avant d’aller expliquer aux parents de CM2 à quoi ressemble l’enseignement du français en 6e, alors je la tourne – et c’est là que je saisis le concept : sur la même page, deux photos, deux auteurs, deux femmes associées, labellisées « dames de cœur » pour l’occasion : Toni Morrisson et J.K. Rowling. « Les beaux esprits s’offusqueront peut-être d’un tel rapprochement. » Nous voici prévenus. On sait ce qu’on risque à s’offusquer. Du coup je ne vais pas m’offusquer, d’ailleurs je n’ai rien contre J.K. Rowling qui a quand même fait lire pas mal de jeunes gens, lesquels sont devenus adultes et même certains, j’en connais, bons lecteurs – et très déçus par son dernier, précisément. Mais bref, ce n’est pas tellement le propos. Qu’il y ait des romans pour tous les lecteurs, ou plutôt pour toutes les lectures car chaque lecteur en a plusieurs, on ne peut que s’en réjouir. Que cela devienne le prétexte à mettre sur le même plan tout et n’importe quoi, comme beaucoup de grands éditeurs le font déjà et sont encouragés à le faire par ce genre de presse, ça ne fait rire que Busnel. D’autant plus qu’il y a un sens à tout cela. Aux yeux d’un magazine comme Lire, les auteurs se classent en effet en deux catégories : les alibis littéraires et les arguments de vente – parce que la revue, il faut aussi la vendre.
(Comme Hublots c’est gratuit, ça ne coûtera rien à personne de jeter un œil à la « Pêche annuelle », en bas à gauche ; il y a parmi d’autres quelques livres de cette rentrée oubliés par Lire.)



Commentaires

Pour une fois, et ce sera sans doute la seule fois, j'ai un peu d'avance sur vous : je me suis précipitée sur le Maréchal Absolu...., n'en perdant pas un mot. Un livre fascinant. Pour une fois aussi, je n'ai pas lu le dernier livre de Toni Morrison. Pas encore. Mais, le bon mot pour le bon mot est devenu terrifiant, vendeur sans doute : "dames de coeur" me semble ne rien vouloir dire du tout.
Commentaire n°1 posté par Michèle le 13/04/2013 à 18h51
C'est là où je voudrais bien disposer d'un peu plus de temps ; le Maréchal absolu est très certainement un livre qui en mérite, c'est pourquoi j'en délibérément retardé la lecture. Mais peu importe, la littérature n'est pas une denrée périssable.
Réponse de PhA le 14/04/2013 à 21h19
Je me disais il n'y a pas longtemps que ce serait marrant un plateau chez Busnel avec :
Pascale Petit, Philippe Annocque, Claro et Jérôme Leroy
Un autre avec :
Cécile Portier, Francesco Pittau, Nathalie Quintane et Lise Beninca
Un autre
François Matton, Béatrice Rilos, Gwenaelle Stubbe et  Anna de Sandre
Puis
Pierre Bergounioux, Gabriel Bergounioux, encore Pascale Petit et encore Philippe Annocque
puis .../...
On se fait des petits plaisirs comme ça :)
De la liste en bas à gauche, lus pas mal... :)
Commentaire n°2 posté par Michèle P le 14/04/2013 à 15h13
Sûr que ça ferait exploser l'audimat !
Réponse de PhA le 14/04/2013 à 21h20
Je vous trouve dur avec ce magazine . Lire est un excellent périodique qui balaie la littérature française er internationale. La poésie , la BD et autres types de lecture. Si l'on peut faire un reproche à François BUSNEL c'est de calquer le magazine sur son emission TV ( La Grande Librairie ) . A moins que ce ne soit l'inverse. 
Commentaire n°3 posté par Thyone le 14/04/2013 à 20h59
C'est possible : je ne l'ai pas parcouru en entier depuis une douzaine d'années et là je n'ai eu le temps de lire que deux pages. Le fait est qu'à la lecture de ces deux pages, j'ai eu l'impression d'avoir affaire à des personnes probablement mal informées sur la littérature contemporaine et surtout désireuses d'associer les best-sellers potentiels à la littérature certifiée littéraire, avec un résultat plutôt cocasse comme ce tandem Dicker-Jourde où ce dernier doit qui plus est se contenter de la place arrière. La chose cela dit s'explique très bien pour les raisons économiques de mes dernières lignes et qui dépasse largement le cas de Lire : la littérature n'intéressant pas grand-monde, on ne peut guère justifier de gros tirages sans lui associer autre chose, d'où cette politique de vessies et lanternes savamment entrelacées pas seulement par la presse, mais aussi par les directeurs des collections à vocation littéraire des grandes maisons, où l'on vous vend sans vergogne sous la même jaquette le pire comme le meilleur.
Réponse de PhA le 14/04/2013 à 21h51
ça ne fait rire que Busnel, oui
sauf que quand c'est toi qui raconte comme ça... moi je ris ... toute seule, avant d'aller expliquer aux parents de CM2 et aux enfants eux-mêmes que...
Commentaire n°4 posté par marie cosnay le 16/04/2013 à 13h00
... que lire, c'est moins simple qu'on ne le dit ?
Réponse de PhA le 16/04/2013 à 20h40
Heureux homme, ta calvitie te préserve de bien des étonnements (tu verrais les pages littéraires de Paris Match ! D'ailleurs, des coiffeurs qui ont Lire, il ne doit pas y en avoir des masses...)
Commentaire n°5 posté par Didier da le 16/04/2013 à 16h37
Soyons juste (et coquet) : c'est parce que je me fais tondre à domicile que je ne fréquente plus les coiffeurs. (Alors comme ça il y a des pages littéraires dans Paris Match ? Mais c'est une bonne nouvelle !)
Réponse de PhA le 16/04/2013 à 2

mercredi 10 avril 2013

Mon jeune grand-père (7)

Le 25 août 1916. Mes chers parents.
Le 21 j’ai encore reçu la lettre de maman du 11, sa carte du 12 et une lettre de Geneviève du 12. Le 22 la lettre de maman du 13. Comme colis j’ai reçu comme petits les n°s 30.1.2.3.4.5 et comme grands le n° 3. Tout est arrivé à bon port. Comme gâteaux vous me gâtez maintenant. Cette fois-ci j’ai pu sauver 5 œufs qui n’étaient pas cassés. Hier soir nous avons fait la cuisine, nous avons (?) les pommes de terre et nous les avons fait revenir au beurre. Nous avons mangé cela avec l’omelette. Ça nous a paru rudement bon. Comme effets j’ai réfléchi à une chose : voilà les froids qui commencent, aussi je crois qu’un pyjama ou qu’un complet d’intérieur serait très pratique ; cela me permettrait d’épargner ma tenue propre (au début je n’avais pas réussi à lire "complet" mais arrivé à la ligne du dessous j’ai vu qu’un mot avait été gommé – on voit bien encore presque cent ans après les traces d’effacement – sur lequel Edmond a réécrit « permettrait » ; la gomme avait effacé la queue du p de « complet », je m’en suis rendu compte après coup), car ma vieille vareuse commence à se trouer de partout et elle sera tout juste bonne à mettre sous la capote. J’ai reçu les photos. J’ai reçu un colis de pain hier ; il était en retard, il était parti le 6, aussi était-il presque complètement moisi, c’était la même chose pour celui de Daussy, nous n’avons pu en retirer que très peu de chose. J’ai répondu à Geneviève en lui envoyant une photo. Transmettez-lui mes remerciements ainsi que mes meilleurs baisers pour elle et les petits. (Mais qui sont ces « petits » ? Tata n’a jamais eu d’enfants.) Je te remercie bien ma chère maman de tout le mal que tu te donnes en ce moment. Je t’en suis bien reconnaissant et j’ai hâte que nous soyons réunis pour te donner les baisers que tu me demandes. Comme vous pouvez le voir par les dates voilà deux jours que je n’ai pas reçu de courrier, aussi j’attends ce soir avec impatience pour avoir une bonne lettre. Il y a ici plusieurs photographes qui prennent des vues du château et du parc ; ainsi j’ai commencé une collection des vues les plus intéressantes. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant tous les deux de tout mon cœur et toutes mes forces. Mes meilleurs baisers aussi à toute la famille, mes amitiés à tous les amis. Votre fils qui vous aime de tout son cœur, E. Annocque. (D’« Annocque » je ne lis que le A.)

mardi 9 avril 2013

les mots impossibles d’Irène et de Nestor


Quand l’histoire d’un couple qui ne se comprend plus ne se raconte pas mais se donne à voir autant qu’à lire par pans entiers de discours intérieurs auquel l’autre jamais n’aura accès c’est la tragédie du langage qui se joue et ne peut se dire autrement qu’avec les mots impossibles que nous avons en partage
et qui depuis quelques jours se réunissent sous la forme d’un livre de  Catherine Ysmal intitulé Irène, Nestor et la vérité et publié grâce au flair d’un cher Quidam, lisez plutôt, et lisez tout.

dimanche 7 avril 2013

Quoi faire Irène du dictionnaire ?


C’est après cette soirée-là que ça a commencé véritablement. Enfin qu’il y a eu un autre commencement dans ma vie. Encore un, ou une autre fin, et puisqu’il faut dater, disons seulement que c’est du lendemain de cette soirée que date cette histoire.
Une histoire de dictionnaire qui était à moi et pas à elle et qu’elle n’avait jamais touché jusque-là, du moins je l’avais cru.
Il était rangé sur le buffet. Je le cherchais pour vérifier un mot. Ça m’a toujours semblé important d’avoir la certitude des mots, parce qu’il n’y a de vérité que dans la définition et qu’elle est décidée par ceux qui ont réfléchi.
Il était à moi après tout ce dictionnaire et impossible de le retrouver ce matin-là., j’en avais pourtant besoin tout de suite. Aussi pour lui parler d’elle, de sa mélancolie, de sa bile noire qui la poussait à la tristesse, ce qui n’avait pas de lien avec ce qui se passait entre nous.
Plus de dictionnaire. J’ai cherché un temps, couru à brides abattues du bahut à la cheminée, j’ai grimpé quatre à quatre l’escalier jusqu’à la chambre, j’ai cherché encore un peu près de mon fauteuil, sous les journaux. Je lui ai demandé ce qu’elle en avait fait, ce qu’elle pouvait bien aller y voir. Alors qu’elle n’y voyait rien.
Elle est allée me le chercher, dehors, sur le perron, près d’une chaise où elle s’asseyait tous les jours, au moins quelques minutes, avant ma sieste.
Là, devant moi, maintenant, la brique de poussière et de feuilles, la couverture humide, molle, les pages cornées en plus, mon dictionnaire foutu. Je déteste ce genre d’intrusions physiques entre les mots. Elle me regarde, perplexe, qui ne sait que penser, autrement dit. « Les mots ne sont pas qu’à toi », dit-elle à se contorsionner devant moi, les mains pétrissant les mains et puis l’une sur son front, le grattant, l’index maintenant sur sa bouche, c’est propre, comme ceux qui ont besoin de se mouiller le doigt pour faire tourner les pages.
Le dictionnaire est sur la table. Le partage me le rend étranger, inapte à la rencontre. J’ai l’impression qu’il est plus abîmé, habité d’Irène, confisqué en partie. Alors, c’est de l’émotion, mauvais par conséquent pour moi. Je voudrais ces mots à moi, à moi seul, des mots fixes, pas ceux qui bougent dans sa bouche.
Pas ceux qu’elle remue et tripatouille, qu’elle lance sans bien savoir où ils vont, peu soucieuse du sérieux qui les grève, comme s’il nous était possible de les connaître ensemble et de les utiliser dans une communauté d’union. Quoi d’union ? D’où me vient cette idée ? Voilà, je me débats comme elle. Filant des mots, non les mots ne filent pas, c’est elle qui croit qu’ils filent, elle la compliquée. Moi, la phrase je la construis, j’y pense, elle a du sens, c’est simple. Celle-là met les mots les uns à la suite des autres et elle attend. Enfin… si elle faisait un tout petit peu l’effort de construire, je comprendrais, tout, tout ce qu’elle dit parce qu’il y aurait une direction. Une majuscule et un point, un commencement et une fin.
Maintenant, elle prend le dictionnaire mais pour quoi faire ? Quoi faire Irène du dictionnaire ? Je demande. Ce n’est pas une question. Je recommence : quoi faire du dictionnaire, Irène, sans tes lunettes, les petits caractères et le latin que tu soulignes, l’histoire du mot ?
 
Catherine Ysmal, Irène, Nestor et la vérité, Quidam, 2013, p. 83-85, c’est là que j’en suis, vous pouvez lire un peu par-dessus mon épaule, ça vaut la peine.
marcheur.gif 
 Post-scriptum.

vendredi 5 avril 2013

tant de choses égales par ailleurs


Adrien, père de deux enfants virgule trois – en comptant sa belle-mère à charge un tiers du temps –, perçoit net d’impôts, comme courtier en assurance-vie, de quoi sustenter une famille de paysans mandchous, jusqu’en l’an deux mille trois cent quatre-vingt-dix-huit de notre ère. Ce n’est pas une image en l’air, mais le fruit d’obsédants calculs mentaux. Compilateur précoce de statistiques, l’éternel adolescent Adrien n’a cessé d’exposer son QI à tous les télé-Quiz, tests et QCM des magazines, sans méconnaître aucun des 38 000 mots-clefs du Quid. Génie incompris de ses proches et fumeur compulsif, il n’existe plus que par hypothèses déclinées en séries : « Si l’on mettait bout à bout toutes les cigarettes fumées depuis mon quinzièmes anniversaire (soit 9 centimètres multipliés par 20 clopes à raison de 365 fois 1 paquet et demi pendant 22 annuités complètes), on obtiendrait une ligne continue de 21 kilomètres, soit le chemin parcouru par une fourmi rouge d’Afrique australe en 72 heures, soit encore la distance moyenne séparant le lieu de travail du cadre supérieur californien de son lieu de résidence, soit aussi la hauteur cumulée par empilement vertical de 28 tours Eiffel, soit en outre l’écart-type entre deux accidents auto- mobiles sur l’autoroute Paris-Lyon pendant le week-end de la Toussaint, ainsi que la mesure obtenue par l’étalement des intestins grêles de 336 victimes d’homicides annuels en France métropolitaine… »
Soit, etc.
Tant et si bien qu’on n’en finirait plus de démêler l’écheveau de ces analogies comptables. On fera seulement l’hypothèse que, parmi tant de choses égales par ailleurs, Adrien compte pour si peu que rien.
 
Yves Pagès, Portraits crachés, Verticales, 2013 (nouvelle édition augmentée).
http://www.gallimard.fr/var/storage/images/product/f39/product_9782070140565_195x320.jpg