samedi 23 novembre 2013

Histoir d’ouf


Peut-on écrire tout un livre sans employer la lettre que vous savez sans que pour autant ce soit un lipogramme ? Pascale Petit, après s’être frottée dans La tortilla du ciboulot (voir Made in Oulipo) à la pratique traditionnelle du lipogramme – tout en faisant de l’effacement de ladite lettre (ou plutôt de la lettre non dite) l’effacement d’autre chose qu’il vous reste à trouver ; Pascale Petit, disais-je, l’a fait, ouvertement, aux yeux du monde ; et c’est toute une mémorable conférence qui vient de paraître à l’Ecole des loisirs sous le titre à la fois limpide et à peine trompeur d’Histoir d’ouf, et dont voici l’ouverture, que vous allez vous faire le plaisir de lire à haute voix je vous prie (je l’ai fait à mes élèves, attention garantie) :
 
 
 
Siurs-dams, bonjour,
Siurs-dams, salut, salutations,
Congratulations pour l’occasion.
Nous voici donc tous runis aujourd’hui
Pour discourir bintôt
D’un point tout à fait crucial
Qui nous turlupin trop à propos d’la cosmogoni.
Dar-dar, nous voulons donc tudir la qustion
Qui a, slon nous, la plus grand application divinatoir
Pour la discussion ambitius qu’on voudrait avoir
Sur ladit cosmogoni commandant tous nos savoirs.
La qustion capital qui nous asticot
Du matin au soir,
Ou du soir au matin, adonc, la voici :
« Qui d’l’ouf ou d’la gallinac apparut d’abord ? »
Voilà bin un qustion majur
Impliquant qu’on la posât bin
Pour qu’on lui trouvât bin sa solution
Sans aucun approximation oratoir
Ni distraction ni chappatoir.
Adonc, nous r’disons  pour l’instant :
« Qui d’l’ouf ou d’la gallinac apparut  d’abord ? »
Ou bin, si on voulait dir miux :
 « Qui tait là avant ? »
« L’ouf tait là avant ? »
Ou : « La gallinac tait là, avant ? »
Nous insistons : « L’ouf tait là, avant ? »
Ou : « La gallinac tait là, avant ? »
« Alors ? L’ouf ou la gallinac ? »
« Qui tait là avant ? »
« Qui ? »
« La gallinac tait là avant ? »
Ou : « l’ouf tait là avant ? »
Moult savants, moult scintifiqus,
Acadmicins distingus,
Brillants historins, moult ornithologus,
Futurologus, gologus, – maints olibrius ! –
Ont fait grand cas, avant nous,
D’ladit qustion primordial sur la cosmogoni
Qui nous obnubil tant au quotidin,
Chacun ayant fourni sa solution sans condition,
Chacun monopolisant pour l’occasion
Tout sa facult, tout son ingniosit,
Pour fournir à nos sprits curiux
Un solution qui nous convainqu
A ladit qustion obsdant : « Qui tait là avant ? »
« L’ouf tait là avant – ou la gallinac ?
La gallinac ou l’ouf – tait là avant ? »
 
Pascale Petit, Histoir d’ouf, L’école des Loisirs, 2013.
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Commentaires

Oui, c'est un régal! Qu'on le lise en silence ou à voix haute...
Commentaire n°1 posté par Michèle le 23/11/2013 à 18h24
Maintenant je sais que pour avoir l'attention parfaite de toute la classe je n'ai qu'à retirer les e de ma bouche.
Réponse de PhA le 24/11/2013 à 19h33
L'ouf, la poul : qui gagna au surplus ?
L'hublot ouvrit trop tôt son huis, man !
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 23/11/2013 à 21h51
On l'saura bintôt.
Réponse de PhA le 24/11/2013 à 19h34
:)
Je voudrais saluer L'école des loisirs, parce qu'on y trouve des textes dont la qualité dépasse quelque fois ceux publiés par des éditions.. plus connues. Et qu'on cantonne cette édition à des livres pour enfants, ou ados à la rigueur. Et pourtant..
Et un salut aussi à Geneviève Brisac..
Commentaire n°3 posté par Marie le 24/11/2013 à 06h59
C'est vrai, et la collection théâtre de l'école des loisirs en particulier fait des choix originaux et singuliers qui méritent l'attention.
Réponse de PhA le 24/11/2013 à 19h36

jeudi 21 novembre 2013

un horizon d’attente pareil à un ciel de novembre


A côté des personnes nombreuses qui ne lisent pas, il y en a d’autres qui lisent et parfois même beaucoup et qui de leur lecture semblent n’attendre qu’une confirmation.
J’ai longtemps pensé que le fait de lire beaucoup était l’assurance d’un progrès dans la compétence du lecteur.
(A-t-on le droit de parler de formuler un avis sur le lecteur ? Considérer la lecture comme une rencontre me souffle que oui. Lire aussi est un talent.)
J’ai longtemps pensé que le fait de lire beaucoup était l’assurance d’un progrès dans la compétence du lecteur, je ne vois plus cela comme une vérité indiscutable. Parfois au contraire c’est comme si toutes ces lectures – souvent toutes plus ou moins semblables à elles-mêmes, il faut dire – venaient boucher encore un peu plus un horizon d’attente déjà pareil à un ciel de novembre. (A côté, l’ouverture naturelle de certains de mes élèves de 6e est comme une clarté qui réchauffe. Projet pour l’avenir : ne pas perdre ou retrouver cette capacité à lire sans a priori.)
Parfois comme ça dans la vie on dit ça va me changer, ça me change. Les mots veulent dire quelque chose, souvent plus que ce qu’on veut dire soi-même. Un grand changement. J’ai toujours envie d’un grand changement. Notamment quand je lis. (Et du coup quand j’écris aussi, car écrire c’est lire encore.)
 
 
(Qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas : la culture littéraire, évidemment, oui. L’auteur de ce billet est même vaguement chargé de la dispenser, par ailleurs ; il ne s’en prive pas. Mais il y a aussi un moment où il faut l’oublier, ou la dépasser. L’école n’est pas faite pour qu’on y reste.)
ciels 11 avril 2013 001

mercredi 20 novembre 2013

Mon jeune grand-père (17)

Le 12 février 1917 Mes chers parents
   Cette fois la crise est passée, j’ai reçu presque tous les colis en retard et D aussi, de sorte que nous revoilà d’aplomb. J’ai reçu les colis postes n° 19-20-5, le colis gare n°15 et un colis de pain du 13 janvier revenu à 2 kgs. Je ne comprends pas bien ce qu’il veut dire par « revenu », pourtant l’écriture est bien lisible ; je ne vois pas ce que ça peut être d’autre que « revenu ». Comme courrier j’ai reçu peu de chose, les cartes de papa du 25 et 30 ainsi qu’une carte de Thérèse qui est toujours en bonne santé ainsi que tous les siens. Nénette est maintenant une grande fille très gentille mais un peu polissonne qui cause très bien – Je vais un peu mieux mais je ne suis pas complètement guéri (apparemment ce tiret vaut pour un changement de paragraphe), je tousse encore un peu. C’est très difficile de se soigner quand on n’a rien. Et puis le temps n’est pas très favorable. Il y a de brusques écarts de température. Avant-hier il y avait – 24°, hier le thermomètre était remonté à 0°, aujourd’hui il est redescendu à – 15°. Jusqu’à présent il n’y avait pas beaucoup de malades mais depuis quelques jours il y en a plusieurs. Vous n’êtes pas mieux partagés paraît-il, nous avons vu dans les journaux qu’il avait fait – 15 à  Paris. J’espère que vous serez (« serez » surcharge un autre mot que je n’arrive pas à lire) et que vous n’attraperez personne de rhumes et que vous passerez l’hiver sans malaise.
Une fois encore, Edmond va à la ligne. Il a tout dit de ce qu’il y avait à dire. Il ne corrige pas ou ne voit pas ce qu’il y aurait à corriger dans sa dernière phrase, je le vois pris d’une quinte de toux qui l’arrête.
Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis, Madeleine et Jean et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tout son cœur. La formule est tellement la même qu’il me suffit de la copier-coller. La banalité est terrible comme on dit mais si cette formule est toujours la même c’est que les sentiments et la situation aussi sont toujours les mêmes. Les mêmes. Les mêmes. Edmond

lundi 18 novembre 2013

Elle trouvait ma soif de connaissance ORIGINALE.


Délaissé par mes parents, je lisais ce qui était à portée de main, à mon gré, sans modèle et avec la certitude trouble d’être maintenu dans des rapports faussés. Personne, alors que je grandissais et que j’étais curieux (et avide de connaissances), ne me transmettait une conception du monde autre que bourgeoise, allemande et chrétienne. Personne ne me donna à lire de littérature slave, personne ne me parla des religions du monde. L’école réduisait tout savoir à des données. Le cours de religion (prières debout) édictait une foi imposée et ordinaire, critiques et doutes n’y étant pas souhaités Le protestantisme était un bocal à poissons rouges dans lequel nageait, bien visible, un dévot petit poisson. La religion était la morale et l’histoire un nouveau tabou dont la conscience égratignée se laissait détourner. Rien n’était suggéré, critiqué, recommandé, nulle controverse n’interrompait la bonne parole. Ma mère, une dame de l’élite intellectuelle. Sa chrétienté excrétait tout autre vision du monde, le socialisme en tant que pratique et théorie, le fascisme comme phénomène européen. Je ne sus rien de la psychanalyse. Je ne découvris le pot aux roses que plus tard : ma mère ne savait rien, ne voulait rien savoir, cela ne l’intéressait pas. Le bouddhisme n’était rien, l’islam – rien ; l’opposition – rien ; la Résistance – rien ; l’émigration, l’exil – presque rien, nous n’avions pas de contacts avec ces cercles. Un orgueil sans pareil imposait que les enfants vivent dans la meilleure de toutes les visions du monde. La politique comme pratique, l’Histoire comme théorie étaient au mieux effleurées pendant les conversations, apportées par des gens qui disparaissaient ensuite, leur savoir explosif titillait mon cerveau. La conversation (qui fonctionnait en vase clos) ne retenait ni information ni fait. La communication involontaire ou consciente, la proposition exaltante, l’intelligente et sulfureuse incitation au savoir, n’avaient pour ma mère pas une once de valeur. Dans sa chambre, il y avait des livres français, je les dérobais pour mon antre secret. Elle ne voulait rien recommander de ce qu’elle lisait. Elle laissait son fils seul avec sa soif de savoir.
Je devins un autodidacte idéologique ; déterrai les visions du monde les plus étranges ; trébuchai à travers époques et histoires du monde, constitutions, paragraphes, philosophies ; fouillai les écrits amassés par le hasard. Thoreau, Bakounine, Herzen – qui étaient-ils. Elle connaissait Heidegger, LECTURE INDISPENSABLE, je dévorais ses phrases vertigineuses. Aucun pense-bête ne m’était donné, elle semblait certaine d’une chose : je n’étais pas mûr pour ça. Je semblais assez mûr pour Albert Schweitzer. La qualité de l’enseignement de l’école n’était pas mise en doute, on devait apprendre et se contenter de réponses. Elle trouvait ma soif de connaissance ORIGINALE. De ses réponses, je ne retirai rien de concret.
 
Chistoph Meckel, Portrait-robot. Ma mère, Quidam 2011, p. 75-76.
 
Portrait-robot. Ma mère est l’autre versant de Portrait-robot. Mon père . L’auteur a toujours souhaité voir réunis tête-bêche ces deux textes, Quidam l’a fait ; il le fallait – même en Allemagne ce n’est pas encore le cas (les deux textes, pour d’évidentes et humaines raisons, y sont parus à vingt ans d’intervalle).
http://remue.net/IMG/arton4138.jpg?1298549582

mardi 12 novembre 2013

Le Wepler pour Marcel Cohen


C’est donc Sur la scène intérieure, le très beau livre de Marcel Cohen, qui a remporté le Prix Wepler (le seul prix dont je suive les résultats). Que ce soit donc l’occasion de découvrir cet auteur majeur et encore trop méconnu, sans perdre de vue que Sur la scène intérieure fait figure d’hapax dans l’œuvre de Marcel Cohen qui par ailleurs s’est toujours interdit de parler de lui-même ou de sa famille : il faut mettre la lecture de Sur la scène intérieure en regard de celle de Faits (II ou III) et de ses autres livres pour mesurer la portée de sa démarche.


http://www.mollat.com/cache/Couvertures/9782070139293.jpg

Commentaires

Ah! Je suis contente! Je m'apprêtais à le recommander pour l'offir à des Ble....
Commentaire n°1 posté par Michèle le 12/11/2013 à 13h08
Belle occasion !
Réponse de PhA le 14/11/2013 à 17h15

lundi 11 novembre 2013

il tenait juste à le dire


Peu de choses chez lui allaient de soi. Il lui manquait la faculté d’improvisation, il lui manquait le désintéressement et la nonchalance. NATUREL, TOUT A FAIT NATUREL était une formule qui revenait souvent et SEREINEMENT, TOUT A FAIT SEREINEMENT était son idéal jamais atteint. Les failles de son être sous tension perpétuelle exigeaient que sa personne fût rassurée. Sa confiance en lui, perturbée depuis l’enfance, s’était effondrée après la guerre et était restaurée par la force – un processus renouvelé chaque jour – aux dépens de sa famille.
Comme il ne pouvait plus représenter l’autorité devant sa famille ; comme sa position patriarcale perdait toujours plus en crédibilité ; comme son besoin de dominer, depuis le début anachronique, était accueilli non pas avec gratitude mais avec rejet ; comme il persistait à toujours être ce chef de famille, l’homme, le seul, qui décide de tout dans la maison (ce qui ne lui servait à rien) ; comme il jouait ce rôle à fond sans se douter que ce n’était pas la famille qui avait besoin de lui mais lui de la famille et de sa docilité ; comme il n’avait aucune perception claire de lui-même, il cherchait son salut dans l’ersatz. Pour le restant de ses jours, il recourut à toutes les illusions disponibles. Afin de rester fidèle à l’image qu’il s’était forgée de lui-même, il mit en place une nouvelle identité qu’il consolida par des sentences, des maximes, des citations. Il fallait qu’il demeurât le noyau de la famille, bien qu’il n’en fût que la coquille fêlée. A tout prix ; et le prix fut si exorbitant que tout y fut sacrifié. Les forces de sa femme s’épuisaient à tenter de rendre supportables le vivre et laisser-vivre.
Il s’érigeait en bienfaiteur de sa famille. Le chef s’essayait au rôle de partenaire et d’ami. Chacun de nous fut confronté aux tentatives qu’il entreprenait pour se forger un nouveau rôle. La famille qui aurait seulement dû être une famille fut soumise à son nouveau style d’affirmation de soi. Son amitié nous tourmentait, son attitude compréhensive nous embarrassait, au quotidien, on respirait mal, on étouffait dans un carcan suave. Ce qu’il ne parvenait pas à imposer au moyen de règles et de diktats (dominer et être aimé), il l’obtenait par la bonté à tout prix. Le gant de velours de Saturne se faisait sentir, il maniait son art avec dextérité. Il faisait le chauffeur pour les siens et les conduisait là où ils le désiraient, à la gare, à des fêtes, des concerts, à l’école, en vacances, à des rendez-vous de toutes sortes – et il venait les chercher. Il mettait sa voiture, sa bibliothèque et sa cave à disposition. Il aidait dans la maison et contentait tout le monde. Par mille portes dérobées astucieusement ouvertes, il accédait à leurs vies. Il cherchait à plaire à grand renfort d’aide et de cadeaux, envoyait des paquets qu’ils n’attendaient pas, achetait des livres dont ils n’avaient que faire, des vêtements et des chaussures dont ils n’avaient plus la nécessité. Il leur rendait visite où qu’ils soient et ce n’était que pour lancer encore son lasso. Sa bonté parvenait à mettre les siens dans leur tort. Leurs remerciements se faisaient attendre. Il exprimait et consignait ses plaintes : il était fatigué d’exaucer les vœux de ses enfants, les exigences démesurées de tels égoïstes. Personne n’exprimait ni vœu ni exigence à son endroit. Il fourrait alors, magnanime, des billets de vingt marks dans les poches de leurs vestes, notait les sommes et expliquait, par la suite, qu’en deux ans, il avait dépensé trois cent marks, ce n’était pas très grave, on ne lui devait rien, il ne s’agissait pas de dettes, c’était sans importance, il tenait juste à le dire.
 
 
Christoph Meckel,  Portrait-robot. Mon père, Quidam 2011, traduit de l’allemand par Florence Tenenbaum-Eouzan et Béatrice Gonzalés-Vangell,  p. 89-90.
 
 
On reste un peu sans voix. Un autre extrait.
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Commentaires

Quelle finesse d'analyse !
"...on respirait mal, on étouffait dans un carcan suave..."
Comme il est douloureux ce portrait...
Commentaire n°1 posté par christiane le 11/11/2013 à 13h27
Il est terrible. Je vais bientôt m'attaquer au verso : Portrait robot. Ma mère.
Réponse de PhA le 11/11/2013 à 14h45
C'est dans mes projets... J'espère que mon libraire n'aura pas de difficulté pour le recevoir (via un distributeur) comme c'est le cas en ce moment pour Péloponnèse chez Fata Morgana....
Commentaire n°2 posté par Michèle le 11/11/2013 à 14h38
Surtout, qu'il passe directement par l'éditeur et non par la Sodis qui ne distribue plus Quidam.
Réponse de PhA le 11/11/2013 à 14h46
Tentants, ces extraits..
Il ne restait plus qu'un exemplaire, quelque part, chance!
Commentaire n°3 posté par Marie le 12/11/2013 à 07h34
C'est très beau texte, d'une lucidité terrible.
Réponse de PhA le 14/11/2013 à 17h14

dimanche 10 novembre 2013

les contours fuyants ou fixes d’un portrait-robot


Tandis que je pense à lui, il devient un thème. Les phrases l’emportent dans un texte qui, à la fois, éclaire et opacifie l’essence du personnage.
Ecrire sur un homme signifie : détruire la réalité de sa vie pour la réalité d’une langue. La structure de la phrase exige à nouveau la mort du défunt. Le détruire et le créer relèvent d’un même processus de travail. Mais je ne veux pas avoir raison contre mon thème.
Que reste-t-il de l’homme vivant ? Quelle sera la partie visible de lui dans le mécanisme des phrases ? Peut-être une idée de son caractère, les contours fuyants ou fixes d’un portrait-robot. Sans inventer, on ne s’en sort pas. De sa personne, je n’ai rien inventé, mais choisi et condensé (impossibilité de représenter sans jauger) J’ai fait des phrases, donc : inventé une langue.
Inventer révèle et dissimule l’homme.
 
Christoph Meckel, Portrait-robot. Mon père, Quidam, 2011, p.55-56.
 
Lecture en cours.



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Commentaires

Question essentielle. Peut-on écrire "sans détruire la réalité de sa vie pour la réalité d'une langue" ?
Le chemin inverse est rassurant, il nous arrive d'atteindre la réalité d'une vie à partir de la réalité d'une langue. Du moins on en a l'intuition sans que jamais dans ce domaine aucune preuve tangible ne soit présentée. Des biographies exceptionnelles, des romans nous en donnent le pressentiment. Mais écrire sur un père renvoie le fils  à sa propre obscurité...  nul ne se connaît alors connaître l'autre... tient de l'imaginaire.
Commentaire n°1 posté par christiane le 10/11/2013 à 11h54
C'est une vis sans fin.
Réponse de PhA le 10/11/2013 à 14h27
Mais une vie avec... fin...
Commentaire n°2 posté par christiane le 10/11/2013 à 15h27

vendredi 8 novembre 2013

plus par plus et moins par moins : les bonheurs de la lecture


Soit l’ensemble Le des lectures et BLe l’ensemble inclus dans Le des bonnes lectures, on admettra que la partie complémentaire de BLe dans Le est l’ensemble FLe, celui des fâcheuses lectures.
Certes. Considérons maintenant l’ensemble Li des livres, le raisonnement fonctionne aussi : BLi et Fli. Hop.
La logique nous enseigne que l’ensemble Le présuppose l’existence de l’ensemble Li. Peut-on en déduire que Le = Li, BLe = BLi et FLe = FLi ? Certainement pas. En effet, nous avons oublié de préciser que Le est un ensemble intrinsèquement infini, ainsi que ses sous-ensembles BLe et FLe ; alors que Li est un ensemble fini (même si le nombre de ses éléments suit une courbe hyperbolique que nous considérons d’un œil inquiet). En d’autres termes, à chaque élément de l’ensemble fini Li correspond un nombre potentiellement infini d’éléments de l’ensemble Le. Tout espoir n’est donc pas perdu. Mais c’est vite dit, car si tout va heureusement bien quand un élément de BLi et un élément de BLe se rencontrent, il n’est pas impensable que tout aille malheureusement bien aussi quand un élément de FLi rencontre un élément de FLe : « Il faut imaginer le lecteur de Yann Moix Alexandre Jardin Bernard Pilchard heureux », écrivait jadis Albert. Pire encore, il n’est pas inconcevable qu’un élément de FLe rencontre un élément de BLi. C’est pourquoi, en toute vanité personnelle assumée, on trouvera l’occasion de se réjouir de la relative petitesse de l’ensemble LA des lecteurs de votre serviteur, puisque ledit ensemble est évidemment en relation exclusive avec l’ensemble BLe.
http://www.avecpassion.fr/4581-thickbox/papier-indien-noir-motif-blanc-maths.jpg

jeudi 7 novembre 2013

Mon jeune grand-père (16)

   Le 8 février 1917. Mes chers parents.
Pas de retours à la ligne dans cette carte-ci, mais les lignes sont un peu plus espacées que d’habitude, me semble-t-il. Je compte les lignes : 25. La dernière en comptait 27, mais la précédente 25 aussi. Ce n’est pas significatif. Peut-être l’écriture est-elle moins serrée. En tout cas le crayon vient d’être taillé, ou plutôt il a été taillé entre « Mes chers parents » et ce qui suit : J’ai reçu les cartes de papa des 23, 24 et 26 janvier et quelques autres colis postaux. Mais la marche normale n’est pas encore rétablie. Ce sont les nos 23.28.29.30.1.3.8 et 9. Le pain et les colis gare n’arrivent pas, D. ne reçoit rien. Daussy est désormais « D. ». Nous ne tirons pas encore la langue mais il ne faut plus que ça dure longtemps. Vous seriez bien gentils de m’envoyer pendant quelque temps des pommes de terre. Envoyez-moi deux cravattes (en revanche il n’y a pas de faute à « quelque temps », c’est juste au souci d’élégance qu’accroche l’orthographe), car je n’en ai que deux et ce n’est pas suffisant, le linge ne revenant pas régulièrement du blanchissage. Pour le livre en question D en a déjà reçu un et beaucoup d’entre nous en avaient quand ils ont été pris. J’ai fait la commission au cap. B il le remercie et lui envoie ses amitiés il serait heureux d’avoir des nouvelles de son autre lieutenant Adam. Juste au-dessus de ce nom propre Edmond a trouvé la place de rajouter en tout petit « et du Ct Oblet ». Je suis de plus un étranger par-dessus l’épaule. Je ne sais pas quel est le livre « en question », ni bien sûr qui sont ces deux officiers. Je me demande si l’autre de l’« autre lieutenant » n’est pas Edmond lui-même. Il fait toujours très froid aussi et la conséquence c’est que je viens d’attraper un rhume, j’ai eu une forte fièvre toute la journée de lundi mais maintenant ça va mieux ; je tousse encore un peu, mais dans quelques jours il n’y paraîtra plus. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis, Madeleine et Jean et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tt son cœur. EA Là tout de même les interlignes sont plus larges, comme s’il avait dû se presser d’en finir ; soit qu’il n’ait plus eu rien à dire et qu’il restât encore un peu de place, ou pour une autre raison.

mercredi 6 novembre 2013

Minard est Virilo.


Faillir être flingué de Céline Minard vient d’être récompensé par le Prix Virilo. Le Prix Virilo est bien sûr une farce ; c’est pourquoi, contrairement à la grande majorité des prix littéraires (notamment les plus connus), il récompense exclusivement des œuvres d’une qualité littéraire réelle ; il n’y a qu’à voir le palmarès.
http://referentiel.nouvelobs.com/file/4682819-prix-virilo-une-selection-qui-en-a.jpg

mardi 5 novembre 2013

Prendre le lecteur pour un con en lui souhaitant « joyeux Noël ! »


Comme les lecteurs sont des cons, pourquoi ne pas leur faire croire qu’Alexandre Jardin est vraiment considéré par Eric Chevillard comme l’auteur « d’un audacieux roman d’émancipation, ode à la sincérité la plus débridée », puisque ce dernier l’a écrit dans sa chronique pour le Monde ? Quel dommage qu’il n’y ait pas plus de place sur la 4e de couverture d’un Livre de Poche ! On aurait pu rajouter qu’il le considère carrément comme « notre plus grand génie comique », dont le style est un « un feu roulant de facéties verbales » ; ça aurait assuré quelques milliers de ventes supplémentaires.
 
Pour en savoir plus sur cette escroquerie littéraire orchestrée par le Livre de Poche à l’occasion de la parution de Joyeux Noël d’Alexandre Jardin et remettre les propos d’Eric Chevillard dans leur contexte, c’est par ici.
Et pour voir de ses yeux la chose sur le site même du Livre de Poche parce que quand même on a du mal à y croire, c’est par-là.
 
http://www.torange-fr.com/photo/7/13/Cass%C3%A9-No%C3%ABl-Jouet-1292849901_83.jpg

lundi 4 novembre 2013

de l’orange à l’horizon


Moi qui n’aime pas tellement les carottes habituellement, j’ai trouvé cette soupe délicieuse. Il y avait un je-ne-sais-quoi d’invisible à l’œil mais qui changeait tout – et s’est avéré être de l’orange, pour ceux qui croyant lire un billet culinaire, une fois n’est pas coutume, seraient déçus par la suite. Or c’est juste la question de l’horizon d’attente qui m’anime, car l’un des fistons n’a pas aimé ce délicat velouté : il y avait un goût bizarre qu’il n’a pas accepté même après identification. Ça n’allait pas avec ce qu’il voyait : de la soupe de carottes. C’était autre chose. Certes c’était autre chose, et autre chose souvent rebute. Dans l’assiette comme dans les pages.
http://media.uaredesign.com/catalog/product/cache/1/image/9df78eab33525d08d6e5fb8d27136e95/a/s/assiette-creuse-eva-trio-1.jpg

dimanche 3 novembre 2013

Victoria pagaie


Bêtes
 
La Himbaudière nous ouvre la porte d’un pays de hérons que nous voyons toujours en vol, de loin, traversant le ciel à notre approche. Enfin, à la sortie d’un coude, nous découvrons à trois mètres de nous un jeune héron silencieux perché sur un arbre mort. Il semble voir mieux qu’entendre et sans doute regardait-il ailleurs. Je comprends mieux son nom, le héron cendré : les ailes fermées, cette bête est grise comme de la cendre de papier. Mais nous avons posé notre ombre sur l’eau ; il ouvre sur nous son œil rond, monte en piqué, puis s’établit dans un vol lent et très lourd.
Bruits de bêtes. L’envol des mouettes rieuses : un souffle de dix poitrines. L’envol du pigeon : une courroie de moteur. Une vache qui meugle : une corde basse de guitare.
Mais le héron, on ne l’entend pas, ébloui qu’on est par le déploiement de ses ailes.
Sieste à couvert de hauts arbres, le chant des pigeons nous enveloppe, et ce chant a la forme en voûte des branches qui nous donnent l’ombre. Un écureuil mort couché sur le flanc, la gueule béante, des mouches vertes et noires s’y promènent comme dans un nid, tout le reste du corps intact a gardé sa beauté.
 
Un frêne
 
Passée l’écluse de Maingue, qui est la plus haute sur l’Oudon, nous entrons dans la ville de Segré, pour tomber en plein centre sur un petit barrage très sale mais facile à monter. Juste au-dessus, les premières lentilles. Dans cette partie dite non navigable puisque sans écluses, le Guide fluvial ne donne plus rien. La remontée se fait sans effort, mais nous chercherons en vain un lieu de camp éloigné du vacarme de la route. La pâture choisie par défaut, juste en aval du barrage de Courpivert, est immense, il faut un quart d’heure pour en faire le tour et voir si elle n’est pas habitée de vaches ; de son côté, un papillon blanc opiniâtre explore toute la partie ouest du pré.
La nuit tombe. C’est notre dernière nuit, la neuvième. Couchée sur le dos j’observe un grand frêne ; ses branches noircissent progressivement, tandis que ses feuilles gardent couleur plus longtemps. Il n’y a pas un souffle d’air et l’arbre n’abrite aucun oiseau ; pourtant il bouge, il remue comme quelqu’un qui s’endort et qui rêve, ou bien alors c’est qu’il respire ; de son propre mouvement il bouge, on dirait presque qu’il va se déplacer pendant que nous dormirons. Les grillons commencent à chanter très fort et il écoute ; cet arbre doit avoir à peu près mon âge et nous ne nous reverrons jamais, puisqu’il habite ici et pas moi.
 
Victoria Horton, Pagaie simple, Les Contrebandiers éditeurs, 2013, p. 58-59.
 
http://lescontrebandiers.free.fr/CATALOGUE/Images%20catalogue/COUV/pagaie-simple.jpgLe fil de l’eau aussi est celui d’une lecture, c’est sans doute pour ça que quelques pages plus loin l’auteur nous avoue n’y plus emporter de livres.
Victoria Horton, quand elle ne pagaie pas, est aussi l’auteur de deux romans chez Quidam, Grand ménage et Attachements

vendredi 1 novembre 2013

Mon jeune grand-père (15)

Cette carte-là a quelque chose de légèrement différent avant même de la lire. C’est très léger mais ça me saute aux yeux.
Le 3 février 1917 - Mes chers Parents
La première différence, la voici (mais celle-ci je ne l’avais pas vu tout de suite) : il y a un alinéa. Pas plus de cinq millimètres, bien sûr, mais un alinéa quand même :
    Après avoir été plusieurs jours sans lettres, j’en ai reçu ce matin 5 - les cartes de papa des 18-20-22 la lettre de Geneviève du 19 et celle de maman du 21. Les colis ne se décident à arriver (il manque le pas), je n’ai reçu que les colis postes n° 21-22-26 et 4. Je regarde les cartes précédentes. Je ne comprends pas bien le système de numérotation des colis. Je me demande si je lis bien les numéros, notamment le « 4 ». Mais dans sa dernière carte Edmond annonçait l’arrivée du 6 alors que le 5 manquait encore. Heureusement ce sont ceux contenant les denrées les plus nécessaires. Mademoiselle ma sœur est bien gentille de m’avoir écrit, elle devient courageuse. Je me souviens un peu de « Mademoiselle ma sœur », que je traduis aussitôt autrement. En réalité je me souviens plus de l’impression des lieux qui l’entouraient que d’elle-même, mais c’est comme si je m’en souvenais. Pour mes frères et sœurs, c’est forcément déjà différent : ils doivent avoir de vrais souvenirs, qui ne se limitent pas à un couloir, la porte du salon, celle au fond de la cuisine et la petite cour derrière, et surtout l’escalier. Je l’embrasse bien fort pour la peine. Je vois que ce brave Louis aime toujours autant les bêtes. Il y a une photo où je cours après des poules, je sais que ce sont celles de Louis. Longtemps, je me suis rappelé avoir couru après ses poules. Mais je crois que maintenant je me souviens surtout de la photo. S’il fait froid à Quimper, il ne fait pas chaud ici, il gèle très, très fort. Mais oui, Quimper. J’ai beau le savoir, j’ai du mal à m’y faire. Heureusement nous avons assez de combustible pour nous chauffer.
Bien que cette fois il n’y ait pas d’alinéa, je vais à la ligne car il y a un blanc de bien huit millimètres après le point ; c’est assez inhabituel pour signifier un changement de paragraphe. Bien sûr je ne doute pas que si ce  blanc avait dû être de plusieurs centimètres Edmond en aurait fait l’économie. C’est bizarre ce que papa me dit, le cap. B n’a rien reçu de sa femme. Il lui a dit de faire son possible pour partir mais elle ne lui a jamais annoncé son départ. Je comprends que tous ces départs vous chagrinent un peu des séparations rendent toujours tristes.
Cette fois le blanc en fin de ligne est d’un bon centimètre. C’est ce qui m’a frappé quand j’ai regardé cette carte avant de la lire : il y a des changements de paragraphe. Edmond va à la ligne.
Ici le temps continue à se passer d’une façon très monotone : on a hâte le matin de lire les journaux pour voir s’il y a quelque chose de neuf, car on se doute bien qu’il va y avoir du nouveau bientôt. Je me dis que si Edmond avait pu assister à ce nouveau, il y aurait de bonnes chances pour que je ne sois pas là à le lire. Nous sommes quelques-uns dans la famille à peut-être devoir la vie à sa captivité. Cette fois-çi çà va sans doute être la bonne. Et l’ironie du sort qui se glisse même dans l’orthographe, ailleurs toujours correcte.
Cette fois-ci le retour à la ligne est spectaculaire : un blanc de plusieurs centimètres suit « ça va sans doute être la bonne ». Du coup ça résonne encore plus, bien sûr, et dans cette résonance toute une jeunesse comprimée. Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis, Madeleine et Jean et toute la famille.
Votre fils qui vous aime de tout son cœur. Edmond