dimanche 26 octobre 2014

naître ou ne pas naître



Au cinquième jour, il en est toujours là, malgré les exhortations des médecins et des sages- femmes. Sa mère reste sourde aux menaces de césarienne et d’injection d’ocytocine. Elle refuse tout avec énergie. Elle ne souffre pas. Il ouvre enfin les yeux. Il voit des visages, des blouses blanches et bleu-vert, des appareils photo, des caméras. Il entend murmurer. Tout le personnel de l'hôpital défile. Quelques journalistes téméraires se faufilent. La nuit, Lento est aveuglé par des flashes. Il voit même son visage sur l’écran de télévision de la chambre.

Il aime la nuit, la lueur bleue de la veilleuse, les yeux sombres et brillants de la jeune infirmière de garde qui veille sur lui, somnole, murmure dans ses rêves. Elle humidifie son corps avec une éponge. Parfois elle lui parle d’une voix mélodieuse dont il ne goûte que la musique. Il fait moins chaud dehors que dedans. Sa tête est au frais, son corps dans le corps palpitant de sa mère. D’instinct, il sait qu’il n’a pas de père.

Le cordon ombilical est toujours là. Une complète satiété. Voir le monde sans éprouver ni la faim ni le sentiment d’abandon est un privilège. Le temps de voir. Il ne veut pas être la pomme de Newton. Il imagine que sa mère se lève et s’en va nue dans la ville et qu’il voit le monde à l'envers, mais aussitôt il réalise que cette position serait dangereuse et que l’attraction terrestre le ferait naître par une brusque plongée vers l’asphalte. Trapéziste sans filet, jeté dans l’espace. Il cesse immédiatement d’imaginer pour se concentrer sur ce qui est autour de lui : tubes, instruments, perfusion, machines, air doux qui passe la nuit par la fenêtre entrouverte et fait frémir son nez. L’ombre d’un grand arbre, le murmure du feuillage.

Au douzième jour, l’envie de toucher le visage parfois si proche de l’infirmière le pousse à sortir un bras. La main s’ouvre, encore un peu gluantes et touche le nez de la jeune femme qui se met à rire. Il aime les nez. L’appendice qui domine le visage s’en va, avec une certaine prétention, flairer le monde. Au quinzième jour, il sort l’autre bras et laisse ses mains palper l’espace comme si c’était un corps, une évidence, et c’est à ce moment peut-être qu’il réinvente la danse du spermatozoïde. Il bouge les hanches et les jambes, sinue en douceur dans le ventre de sa mère. Tous les soirs à vingt heures, il voit ses progrès sur l’écran de télévision et apprend qu’on l’a prénommé Lento. Mais est-il Lento pour autant ? Il commence à se méfier de l’écran plat qui le regarde jour et nuit, même lorsqu’il n'y a pas d’autres couleurs que ce gris-noir brillant.

Antoni Casas Ros, Lento, Christophe Lucquin éditeur, 2014, p. 8 à 10.

2 commentaires:

  1. Étonnant texte... et ce présent de l'indicatif... qui pèse lourd...

    mp

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    1. Le présent est le temps du ralentissement. Ce choix de temps est presque un choix de vie.

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