vendredi 26 décembre 2014

Mon jeune grand-père (64)



                     Le 26 juin 1916
                               Mon cher Papa -
   Le 23 a été pour moi une journée heureuse, j’ai reçu ta carte du 15 (j’imagine qu’elle doit répondre à la carte d’Edmond du 29 mai, sa première longue carte) et tu peux te douter comme cela m’a fait plaisir. Je commençais à trouver le temps long et je me demandais pour quelle raison vous n’aviez pas encore de mes nouvelles. Enfin ma première carte du 21 mai est quand même arrivée, c’est déjà quelque chose (non, c’est la première carte courte où Edmond dit juste qu’il s’en est sorti indemne et qu’il est prisonnier) l’officier qui s’est chargé de les faire partir ne nous a donc pas trompés. D’un autre côté il est bien extraordinaire que ma carte du 29 de Mayence qui devait partir immédiatement ne soit pas arrivée le 17, car je viens de recevoir ce matin ta carte du 17. Notre correspondance ne subit pas de retard en passant par Mayence et vous auriez pu en toute tranquillité m’expédier des colis. J’ai hâte d’en recevoir ; surtout pour le pain, car pour moi surtout qui mange beaucoup de pain il est embêtant d’être forcé de me rassassier. Je suppose qu’il voulait dire « me rationner ». Je sais bien que les Allemands sont bien moins mangeurs de pain que les Français, je crois qu’en Allemagne la pomme de terre s’est implantée bien plus tôt dans les habitudes alimentaires parce que le pain y avait moins d’importance. Voilà, ce sont à des choses comme ça aussi que je pense en lisant ces mots, et aussi à l’expression d’Homère, les « hommes mangeurs de pain », pour dire les hommes comme nous, les hommes humains. Je crois qu’en outre du pain tu pourrais m’envoyer des biscuits pour prendre avec le café c’est très bon. On en fait surtout de très bons chez Félix Potin. Félix Potin ! _ Le jeune Jérôme est disparu le même jour que moi. Quel âge avait-il pour qu’Edmond l’appelle « jeune » ? J’ai interrogé des officiers de son régiment prisonniers avec moi, mais je n’ai pas pu savoir ce qu’il était devenu. Pour Beaugez, j’espérais qu’il avait pu se (je crois que c’est « sauver » mais je n’arrive pas à lire), mais maintenant il n’y a plus que 2 hypothèses : il est tué ou blessé et soigné dans un hôpital allemand. Ce présent, « il est tué », me retient. Sa mort est présente. La mort évidemment est partout présente. Le temps s’est remis au beau depuis quelques jours, il fait même très chaud. C’est déjà la manière d’Edmond : ne pas s’attarder sur les choses qu’on est quand même obligé de dire, quitte à passer sans transition aux banalités. Les banalités sont là pour dire que la vie est toujours la vie, en juin il fait beau et chaud, en juin 1916 comme en n’importe quel juin. Samedi j’ai fait une bonne promenade au dehors du camp. Je t’embrasse bien fort mon cher papa, ainsi que maman, Geneviève et Louis et toute la famille. Ton fils qui t’aime. EAnnocque

6 commentaires:

  1. Et vous est-ce que vous aimez le pain ? :) moi j'adore ça :)

    [nb : rien à voir avec les cartes d'Edmond, j'ai mis en commentaire sur "séjour" d'Hublot domestique une "gregueria" de Ramon Gomez de la Serna)

    mp

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    1. C'est un auteur que je devrais aimer, je le sens bien.

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    2. [ Merci Michèle de m'avoir appris ce mot ! (et le nom de cet auteur) Et dire qu'il m'arrive d'écrire des greguerias sans que je n'en savais rien. A l'instar de monsieur Jourdain et de sa prose !

      http://fr.wikipedia.org/wiki/Greguer%C3%ADa ]

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  2. Je reviens au pain, c'est quand même la première chose que demande Edmond et quand on sait qu'il est souvent arrivé moisi...

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    1. Par curiosité j'ai recherché le nombre d'occurrences du mot "pain" dans Mon jeune grand-père : 58.

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    2. ça en dit long (comme un jour sans pain :)

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