jeudi 31 juillet 2014

facultatif


Cooldrinagh
Foxrock
18 oct. 32
 
 
Mon cher Tom,
Savoir que tu aimes mon poème me fait chaud au cœur. Sincèrement mon impression était qu’il ne valait pas grand-chose car il ne représentait pas une nécessité. Je veux dire que d’une certaine façon il était « facultatif » et que je ne m’en serais pas plus mal porté si je ne l’avais pas écrit. Est-ce là une façon très insipide de parler de la poésie ? Quoi qu’il en soit je trouve qu’il est impossible d’abandonner cette vision des choses. Sincèrement à nouveau mon sentiment est, de plus en plus, que la plus grande partie de ma poésie, bien qu’elle puisse être raisonnablement heureuse dans son choix des termes, échoue précisément parce qu’elle est facultative.
(…)
Sam
 
On aura reconnu Samuel Beckett (et dans la foulée son ami Thomas McGreevy), dans cet extrait de la correspondance récemment parue chez Gallimard. « Facultatif » est en français dans le texte, comme pour me parler à distance. C’est bien d’avoir des amis capables de signaler que tel texte est moins facultatif qu’on ne le craignait, merci à eux.
 
Ces récents billets n’étaient qu’une pause dans la pause, qui reprend derechef.
cadeaux de juin 2014 002

Commentaires

Il me semble que le terme "facultatif" ne s'oppose pas à "nécessité" mais plutôt à "obligatoire", puisqu'il s'applique à ce que l'on peut faire ou non. D'accord, c'est ergoter...
Commentaire n°1 posté par jc legros le 01/08/2014 à 06h36
Trêve de mots, cette lecture s'impose à moi et me devient incontournable.
Commentaire n°2 posté par Michèle le 01/08/2014 à 08h09

lundi 28 juillet 2014

Mon jeune grand-père (47)

Décidément il y a du désordre dans ces cartes. Celle-ci, même si elle est du même format et du même aspect que les autres n’est pas de la main de mon grand-père. Elle est écrite à l’encre au lieu de l’habituel crayon à papier, et à l’horizontale. (Edmond prend toujours la carte verticalement). Les premières lignes d’ailleurs sont imprimées, même si elles imitent l’écriture cursive, elles disent (après un alinéa très long) :
                       En vous présentant nos salutations très distinguées, nous avons l’honneur de vous informer que
Et la suite est manuscrite :
le Lieutenant Annocque, Edmont (sic), Joseph, Ferdinand, de St Quentin (Aisne)
pris le 20 mai 1916 au Mort Homme serait prisonnier au camp de Mayence depuis le 28 mai 1916
Vous pouvez lui écrire.
 
Vous pouvez lui écrire. Toutes ces cartes et ces lettres qu’ils lui ont écrites, que je n’ai pas, que je ne devine qu’à travers ses réponses.
Et sur la droite, au-delà d’un trait vertical : 287 Infanterie.
En bas, deux coups de tampon à l’encre mauve : Prière d’accuser réception et Répondre : « SERVICE P »
 
Le Mort-Homme est donc l’endroit où Edmond n’est pas mort. Je regarde sur Google Map. C’est tout à côté de Verdun. Il y a une forêt domaniale.
 
Je retourne la carte. Elle est à l’en-tête de
LES NOUVELLES DU SOLDAT
AGENCE DE PRISONNIERS DE GUERRE
Bureau créé par le Groupe des Députés de la Seine pour la recherche des militaires disparus
C’est mon arrière-grand-père qui l’a reçue, elle a été adressée directement au
 Recrutement de St Quentin
Quimper
La personne avait commencé à écrire Recrutement de Quimper : « St » est rajouté devant « Quentin » où le e surcharge un i et le n un m.
Il a dû apprécier de pouvoir préparer sa femme à la nouvelle. J’imagine des sentiments mêlés, espoir et peur. La nouvelle est au conditionnel.

samedi 26 juillet 2014

Dorothy, Dorothée, la tornade et moi.


Elle n’est pas seule. Elles forment toute une famille aux jupons volubiles et aux traînes mortelles et ont visiblement décidé de fêter rageusement le printemps 1925. Le vortex de la plus grande est aperçu pour la première fois en tout début d’après-midi, le 18 mars, au nord-ouest d’Ellington, dans le Missouri. Son aspect nébuleux abuse les fermiers pourtant rompus aux frasques climatiques et ce n’est que lorsque Annapolis puis la ville minière de Leadanna, sont réduits à des points sur la carte que l’alerte est donnée, mais un peu comme l’on donne les derniers sacrements. Enhardie par les dégâts qu’elle cause, la Tornade s’engage alors dans l’Illinois, non sans avoir audacieusement traversé le fleuve Mississippi, dont elle évase les rives avant d’éclabousser les champs alentour de poissons et de vase. On retrouve même des arêtes dans les branches des arbres encore debout.
Sa Majesté débarque à Gorham aux alentours de 14 h 30, à une vitesse moyenne de cent kilomètres-heure pratiquant au nord-est de la ville anéantie une saignée large de près de deux kilomètres. Puis elle file en se déhanchant jusqu’à Murphysboro, De Soto, Hurst-Bush et West Frankfort, sans épargner pour autant, avec ses avides tentacules, Zigler, Eighteen et Crossville, dévorant en moins de trois quarts d’heure plus de cinq cent cinquante âmes. Parvenue à Ottawa, elle se contente d’aplatir quelques habitations d’un rot puissant et de jouer les béliers contre les portes des abris anticyclones. Bizarrement, elle n’insiste pas longtemps, avale quelques dizaines d’ouvrières, un contremaître et un drôle d’échalas à goût de serpent, puis reprend de la vitesse, possiblement agacée ou contrariée.
Loin d’être repue, elle fait alliance avec ses sœurs venues du Kansas et du Kentucky, et ensemble elles sucent le ridicule sorbet qu’est le village de Pzarish puis se taillent une belle tranche de deux cent trente quatre calories humaines, et ce juste avant d’enjamber la Wabash River et de se déchaîner dans l’Indiana.
Là, elles ne font qu’une bouchée de Griffin, broutent quelques champs, giflent une fois une seule Owensville, fichant une frousse du diable à Princetown. La promenade dévastatrice dure encore bien quinze kilomètres en direction du nord-est avant  de s’évanouir calmement vers 16 h 30 au sud-ouest de Petersburg, après avoir à peine eu le temps de digérer soixante et onze pékins.
695 morts, 2027 blessés, 15 000 foyers détruits.
Peu de véhicules peuvent se vanter d’un tel score.
 
Claro, CosmoZ, Actes sud, 2010.
 
Ce qui est bien avec les vacances, c’est qu’on a enfin le temps de lire les livres un peu plus gros dont on avait envie depuis longtemps. En plus c’est au vingt-septième étage tandis que dehors l’orage rage que la tornade, principal personnage de CosmoZ, réunit enfin les autres personnages.
Personnages. J’aime beaucoup le mot personnage en français. Le suffixe surtout, qui dit bien le rapport entre le personnage et la personne. Et qu’on devrait pouvoir rajouter encore et encore pour parler des personnages de Claro, qui sont plutôt des personnage-ages, voire des personnage-age-ages.
Ce qui est bien avec les vacances en lisant CosmoZ au vingt-septième étage pendant l’orage devenu lui aussi orage-age, c’est qu’on traverse l’espace mais le temps aussi, et me voici revenu en enfance. Car si je n’ai jamais personnellement connu de Dorothy ailleurs que dans le Magicien d’Oz, je me rappelle soudain avoir croisé une Dorothée. C’était en août 1970 à quelques milliers de kilomètres au sud du Kansas mais celle-ci a eu beau souffler et souffler toute la nuit comme le grand méchant loup, cette grande cousine antillaise des tornades du Kansas n’a pas su me tirer du pays des rêves : quand au matin j’ai vu inondée la chambre où je dormais, le soleil brillait déjà par la fenêtre.
 
http://media.melty.fr/article-1504162-ajust_930/la-tornade-destructrice.jpg

lundi 14 juillet 2014

l’ouaouaron qui voulait avoir l’air d’un baryton


Ces Hublots entrant en pause estivale, je vous laisse en compagnie d’un ouaouaron qui ne manquait pas d’air (texte extrait de Pool de Pascale Petit, illustré par Renaud Perrin et publié par les éditions du Rouergue, et parmi d’autres lu avec bonheur samedi soir aux Racines du Vent de Chevreuse).
    
On aura compris que voilà un bouquin où il y a un truc qu’il n’y a pas – n’allons pas plus loin mais cliquons plutôt pour voir aussi grand que l’ouaouaron.

Commentaires

C'est Mozart qu'on turlupine
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 18/07/2014 à 09h49
Qu'on turlupin.
Commentaire n°2 posté par tor-ups le 05/08/2014 à 11h25
 

jeudi 10 juillet 2014

mardi 8 juillet 2014

A la douche !


Tout en parlant, elle m’arrachait mes vêtements, puis elle se déshabillait lentement à son tour, presque cérémonieusement, ses seins monstrueux déferlaient sur moi avec un grondement sourd d’avalanche, ils me recouvraient eu à peu, j’avais beau essayer de me débattre j’étais submergé, je n’apercevais même plus le sourire radieux de Luis Mariano, ni les plantes vertes, ni l’horrible tapisserie représentant des légumes, un potager de cauchemar, avec des topinambours, des raves, des choux, des carottes verdâtres, des asperges violettes, j’étais dans le noir, j’entendais encore Madame C. dire faiblement que tous les habitants de l’immeuble avaient des waters individuels, sauf elle, si c’était pas un malheur une chose pareille, une cuvette étincelante, on pouvait se voir dedans avec les produits modernes, une lunette en velours ou en fourrure, une chasse d’eau en or massif, plus belle que le Chah d’Iran et la Chahbanou réunis, des bidets en porcelaine qu’on pouvait se laver au Champagne dedans, ces visions paradisiaques semblaient l’exciter terriblement, tandis qu’elle m’engloutissait, elle était déjà toute marécageuse, elle me remuait brutalement en elle tout en me tenant les pieds pour m’empêcher de gigoter, et puis, lorsqu’elle avait bien joui, après avoir poussé un meuglement qui faisait trembler les murs, elle m’expulsait de son formidable vagin, me laissant seul sur le plancher comme un roi dépossédé, trempé de la tête aux pieds, incapable de dire un seul mot. Lorsqu’elle me voyait trop longtemps demeurer accroupi par terre, d’un air absent, Madame C. m'ordonnait d'aller me laver en me donnant une grande claque sur les fesses. « Allez, hop, mon petit bonhomme, à la douche ! »
 
Jean-Pierre Martinet, La grande vie, l’Arbre vengeur, 2012, p. 18-20.
 
Grande idée qu’ont eue les éditions de l’Arbre vengeur de rééditer ce très grand petit texte.
 
http://www.lekti-ecriture.com/blogs/alamblog/public/.CouvMartinet_m.jpg

lundi 7 juillet 2014

Mon jeune grand-père (46)

Mon jeune grand-père (46)

   Le 28 juin 1917. Mes chers parents,
Ma très chère sœur se figure peut-être que je suis très connu en Allemagne (je crois deviner un point d’exclamation à peine appuyé, peut-être effacé) car elle n’a pas jugé bon de mettre le nom du camp sur sa lettre ! Cela a eu pour résultat que sa lettre m’est parvenue douze jours en retard et encore heureux qu’elle ne s’est pas perdue en route. Je ne l’en remercie pas moins de sa bonne lettre. Comme courrier j’ai encore reçu les cartes de papa des 9 11 et 12 ainsi que la lettre de maman du 10. Au sujet de la carte de Lolotte je remercie maman de la permission qu’elle me donne mais je ne trouve pas cela très raisonnable. Car il y a d’autres personnes à qui je voudrais pouvoir écrire plus souvent, et il aurait mieux valu que ce soit en leur faveur que maman se dévoue. Il me faut l’outil de recherche du traitement de texte pour me rappeler qu’il s’agit sans doute de Lolotte Gillet, mentionnée dans la carte du 11 mai. J’imagine qu’Edmond en tant que prisonnier n’a pas la possibilité de multiplier les destinataires, il y avait sans doute une réglementation à ce sujet. Comme colis j’ai été assez favorisé ces jours-ci : j’ai reçu les (je n’arrive pas à lire, on dirait que ça commence par « plu ») n°28 et les colis gare n° 17 19 20. Le colis 19 était un peu abîmé ; une âme charitable avait arraché le papier dans un coin et avait allégé le paquet d’une boîte de conserves. Cela n’a guère pu se produire qu’ici, car autrement le reste du colis serait tombé pendant le trajet. Le colis n°20 avait subi un autre accident, la (je lis « boice ») de (je ne comprends pas non plus, ça commence par « col ») était percée d’un trou au couvercle, et les grandes chaleurs avaient fait fondre le contenu qui s’était répandu sur toutes les autres denrées, mais heureusement celles-ci étaient bien empaquetées et n’avaient presque pas souffert. L’ennui c’est qu’il n’y avait plus rien dans la boîte. Je finis mon cadre aujourd’hui, dès que la permission sera rétablie je vous l’enverrai avec le service à (le coin de la carte est déchiré en bas à gauche mais je sais bien qu’il s’agit du service à fumeurs destiné à mon grand-oncle Louis) à Louis. Je vous quitte mes chers parents en vous (« embrassant » est déchiré) bien fort tous les deux ainsi que toute la famille. La signature aussi est déchirée.

vendredi 4 juillet 2014

la visiter de mon globe vagabond


Pendant trois ans, au retour de la guerre, j’ai appris mon métier auprès de Monsieur Boissonneau, mesuré, copié, peint, dans leurs détails les plus délicats, des yeux qu’au fur et à mesure – je suis, je le sais un bon artisan – j’ai su rendre ressemblants ; mieux encore semblant voir. J’ai su, n’étant pourtant pas artiste, trouver le moyen de donner à l’émail une palpitation, un éclat – en bref une illusion de chair. Que je place l’un de ces yeux au creux de la paume : me voilà plein d’une joie démoniaque. J’ai songé plusieurs fois à caresser Margaret et Mme C toutes deux couchées sur le lit conjugal de ces mains armées. Je crois me souvenir que lorsque j’étais enfant, en Corse, nous mangions des yeux de cochon, cuits, et que le premier borgne que je vis jamais était un homme, me dit Monsieur Filippi, auquel un grand-duc, l’oiseau, le hibou, avait arraché l’œil. Sur les champs de bataille, j’ai vu maints yeux crevés. Lorsque Margaret dort, parfois je pose la bouche sur l’une de ses paupières et l’aspire légèrement : je n’ai aucune envoie d’avoir en moi un œil de la pauvre enfant, pour le noyer dans la bile noire et l’absinthe, non – c’est moi, qui voudrais la visiter de mon globe vagabond, de même que j’ai depuis quelques mois élu domicile en Mme C.
 
Anne-Sylvie Salzman, Vivre sauvage dans les villes, « La main voyante », le Visage vert, 2014, p. 91-92.
 
Vivre sauvage dans les villes est le nouveau recueil de nouvelles d’ Anne-Sylvie Salzman, plus discrètement fantastiques que  Lamont peut-être, mais tout aussi troublantes en tout cas (l’érotisme où on ne l’attend pas), accompagnées d’illustrations de Stepan Ueding.
http://levisagevert.com/images/salzman_sauvage.jpg

Commentaires

Pas de commentaire non car comment commenter un avis? Vous donnez envie de lire et je suppose que c'est le but.
Juste vous dire que votre jeu avec les mots m'emballe. En voiçi un qui malheureusement ne sera compris que par les amateurs de l'ancienne et belle imprimerie: Sans son "i", le compositeur typographe se mue en nid de lettres. Bon week-end à vous!
Commentaire n°1 posté par jc legros le 04/07/2014 à 20h50
Mais oui, c'est le but !
Bravo et merci !
Réponse de PhA le 06/07/2014 à 10h33