lundi 12 octobre 2015

le mode ambulatoire bien connu des fantômes



Le premier est orangé, lumineux et transparent. On lui voit le squelette. Non, dit Zelda (un murmure) à Mme Heidi.
C’est quelqu’un du futur et (petite voix, dans l’oreille de Zelda) : tu sais comment je le sais ?
Avant que Zelda ne réponde, une deuxième silhouette avance ; celle-là est plus sûre d’elle, elle lève haut les genoux (selon le mode ambulatoire, bien connu, des fantômes), s’approche des deux femmes assises sur le trottoir ; Tom, pauvre Tom, dit Zelda. Tom d’autrefois prend la parole, creux comme tout. Les yeux ombrés, plus noirs qu’il n’avait, paupières zébrées de minuscules veines roses qui irradient de lumière.
Il faut respirer : on dirait qu'il va pleuvoir encore ; ça n’en finira donc jamais ; des années de pluie. On n’est que le 12 novembre ma fille. Vingt ans pour toucher au bout. Dans le ventre du jeune homme flic puis tatoué dans les forêts il y a la forme vingt ans de lui-même. Tom dans Tom. Le deuxième Tom, celui qui est dans le ventre du premier, recroquevillé, une chenille. Là-dedans il faut caser les bras, les jambes. Celui de l’extérieur parle. Il a une bouche grande comme une plaie. Il ne parle pas de lui, c’est comme ça chez les ombres, dit Mme Heidi, il n’y a pas de pitié. Si Mme Heidi avait l’usage de sa main gauche elle pincerait Zelda. A défaut elle lève le moignon droit. Il faudrait peut-être réagir : ce bras ou ancien bras bat comme un cœur et le cœur descend dans les pieds mais ce n’est pas le moment de se faire remarquer. La bouche immense du jeune Tom bel et bien mort veut parler. Il faut lui laisser le temps. Il pâlit. La silhouette qu’il contient, l’autre lui-même dans le ventre, on ne la voit plus. Il dit avant de disparaître : se méfier de l’ami.

Marie Cosnay, Cordelia la guerre, p. 211-212, éditions de l’Ogre, 2015.

Dans ce palimpseste assumé du Roi Lear dont les personnages fraient avec les flics et autres personnages plus ou moins interlopes d’un polar contemporain, les genres se mêlent pour aboutir à une sorte de fresque épique et baroque, fantomatique, étrangement drôle aussi, et politique sans le dire.
Tiens, voilà que je me mets à écrire des quatrièmes de couverture. La lecture de Sanza lettere, précédent et encore tout récent ouvrage de Marie Cosnay, résonne encore, où c’était le road movie qu’elle revisitait.
(Pour Marie Cosnay sur Hublots, cliquez ici.)

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