vendredi 30 octobre 2015

une souplesse merveilleuse



Je n’ai pas pu m’en empêcher, je suis allé au bureau, à mon habitude je me suis profondément incliné devant M. Benjamenta, et je lui ai parlé de la façon suivante : « J’ai des bras, des jambes et des mains, monsieur Benjamenta, et je voudrais travailler, c’est pourquoi je me permets de vous prier de me procurer le plus tôt possible une place et un salaire. Vous avez toutes sortes de relations, je le sais. Vous recevez les patrons les plus distingués, des gens qui portent une couronne au revers de leur manteau, des officiers traîneurs de sabres tranchants, des dames dont la traîne s’approche avec un bruissement de vagues ricanantes, des femmes d’un certain âge pourvues d’une fortune énorme, des vieillards qui paient un demi-sourire d’un million, des gens de qualité, mais sans esprit, des gens qui roulent en automobile, en un mot, monsieur le Directeur, le monde vient chez vous. » – « Prends garde à ne pas devenir insolentes, me dit-il pour m’avertir, mais je ne sais pourquoi, je n’avais plus du tout peur de ses poings, et je continuai, les mots me sortant tout seuls de la bouche : « Procurez-moi à tout prix une quelconque activité qui me stimule. D’ailleurs mon opinion est la suivante : n’importe quelle activité stimule. J’ai déjà tant appris chez vous, monsieur le Directeur. » – Il dit tranquillement : « Tu n’as encore rien appris du tout. » Mais je repris le fil et continuai : « Dieu lui-même m’a ordonné de me lancer dans la vie. Mais qui est Dieu ? Vous êtes mon Dieu, monsieur le Directeur, si vous me permettez d’aller gagner argent et considération. » Il se tut un instant, puis il dit : « Tâche maintenant de déguerpir. Sur-le-champ. » Cela m'irrita terriblement. Je m’écriai en haussant la voix : « Je vois en vous un homme remarquable, mais je me trompe, vous êtes aussi banal que l’époque dans laquelle vous vivez. Je vais descendre dans la rue et j’attaquerai le premier venu. On me force à devenir criminel. » – Je reconnus le danger suspendu sur ma tête. Dans le même temps que je prononçais les derniers mots, j’avais bondi à la porte et là, je criai sur un ton rageur : « Adieu, monsieur le Directeur », puis je me glissai dehors avec une souplesse merveilleuse. Je m’arrêtai dans le corridor et collai l’oreille au trou de la serrure. Pas le plus petit bruit dans le bureau. J’allai dans la salle de classe et me plongeai dans la lecture du livre Quel est le but de l’école de garçons Benjamenta ?


Robert Walser, l’Institut Benjamenta, traduit par Marthe Robert.


jeudi 29 octobre 2015

On ne peut pas vivre dans le luxe.



On ne peut pas vivre dans le luxe.
Ce thé, que je suis obligé d’aller acheter loin de chez moi, c’est quand je reviens avec que j’en apprécie d’abord la tasse entière, puis simplement les premières gorgées, avant qu’il ne devienne un thé impersonnel, que je bois deux fois par jour sans plus y penser. Et puis il vient à manquer, et quand j’en ai l’occasion je retourne en acheter et là, de nouveau, quand je le bois, je le retrouve tel qu’à la première gorgée. Les gens qui ont à satiété ce qu’ils désirent sont bien à plaindre, empêchés qu’ils sont d’apprécier quoi que ce soit. Le luxe dans lequel ils vivent n’est pas le luxe.
Quelque chose en moi ose espérer qu’il en est de même de la misère. De la douleur. Autre chose en moi n’y croit pas.


mercredi 28 octobre 2015

mardi 27 octobre 2015

Le silence me rendait intéressant.



Je n’avais pas l’intention de mourir, mais inspirer de la pitié m’a souvent plu. Dès qu’un passant s’approchait, je me cachais la figure dans les mains et reniflais comme quelqu’un qui a pleuré. Les gens, en s’éloignant, se tournaient.
La semaine dernière, il s’en était fallu de peu que je ne me fusse jeté à l’eau, pour paraître sincère.

Je contemplai le fleuve, en songeant à la monnaie gauloise qui devait se trouver au fond, lorsqu’une tape sur l’épaule me fit lever le coude, instinctivement.
Je me retournai, gêné d’avoir eu peur.
En face de moi, il y avait un homme avec une casquette de marinier, un bout de cigarette dans la moustache et une plaque d’identité rouillée au poignet.
Comme je ne l’avais pas entendu venir, je regardai ses pieds : il était chaussé d’espadrilles.
 Je sais que vous voulez mourir, me dit-il.
Je ne répondis pas : le silence me rendait intéressant.
– Je le sais.
Je levai les yeux le plus haut possible, pour les faire pleurer.
– Oui, je le sais.
Mes yeux ne pleurant pas, je les fermai. Il y eut un silence, puis je murmurai :
– C’est vrai, je veux mourir.
La nuit tombait. Des becs de gaz s’allumaient tout seuls. Le ciel n’était éclairé que d’un côté.
L’inconnu s’approcha et me dit à l’oreille :
 Moi aussi, je veux mourir.
D’abord, je crus qu’il plaisantait ; mais comme ses mains tremblaient, je craignis subitement qu’il ne fût sincère et qu’il ne m’invitât à mourir avec lui.
– Oui, je veux mourir, répéta-t-il.
– Allons donc !
– Je veux mourir.
– Il faut espérer en l’avenir.
J’aime les mots « espérer » et « avenir » dans le silence de mon cerveau, mais dès que je les prononce, il me semble qu’ils perdent leur sens.
Je pensai que le marinier éclaterait de rire. Il ne broncha pas.
– Il faut espérer.
– Non… non…
Je me mis à parler sans arrêt pour le dissuader de mourir.
Il ne m’écouta pas. Le corps droit, la tête baissée, les bras pendants, il avait l’air d’un banquier ruiné.
Heureusement, il paraissait avoir oublié que j’avais eu, moi aussi, l’intention de me tuer. Je me gardai bien de le lui rappeler.
– Partons, dis-je, avec l’espoir de quitter les quais.
– Oui, allons sur la berge.
Tout à l’heure, la pierre du parapet avait glacé mes coudes. Maintenant, le froid gagnait mon corps.
– Sur la berge ? demandai-je.
– Oui… il faut mourir.
– Il fait trop sombre à présent. Nous reviendrons demain.


Emmanuel Bove, Mes amis, éditions de l’Arbre vengeur, p. 106 à 108.

Car en effet les éditions de l’Arbre vengeur ont l’excellente idée de republier ce premier roman trop oublié d’Emmanuel Bove ; et quel délice, mes amis, quel délice que tout ce malheur !


dimanche 25 octobre 2015

Mon jeune grand-père (108 et dernier)



Voilà. La carte suivante n’est pas la suivante. Me voici de nouveau en août 1916. Ça veut dire qu’Edmond n’est plus à Bütow. Il est parti, il est rentré. Il est retourné chez ses parents. C’est un tout jeune homme, il a encore sa place là-bas. Même si cette maison, à Amiens, au 17 rue de l’Abbaye, il ne la connaît pas encore. De même qu’il ne connaît pas encore Anne-Marie, qu’il rencontrera à Amiens, et qui deviendra ma grand-mère. Parce que lui, Edmond, ne deviendra jamais mon grand-père. Il aura six petits-enfants, mais il ne deviendra jamais le grand-père de personne.
Son estomac, dont il se plaint dans quelques-unes des cartes que j’ai recopiées, l’emportera, dans dix ans à peine. Il est probable que c’est à sa captivité qu’il doive sa mort juste retardée, comme il lui doit peut-être aussi sa survie. C’est là, dans les terrains clôturés de Reisen et de Bütow, dans le petit rectangle plus de cent fois répété de la carte postale, à chaque fois trop courte pour tout le rien qu’il lui faut dire, pour dire aux siens que oui, il est là, il vit ; c’est là qu’enfin un petit-fils de cinquante ans fait connaissance avec le tout jeune homme qui aurait dû être son grand-père.

samedi 24 octobre 2015

François Matton, ses oreilles et son maître



Si vous avez lu le récent billet où l’ami Didier évoque Pas Liev, vous n’avez pas manqué de remarquer son voisin, le séduisant Oreilles Rouges et son maître de François Matton. Le soir où j’ai découvert ce billet (allez, une fois n’est pas coutume, je raconte un peu ma vie), je rentrais de Paris où je suis allé enregistrer les premières pages de Pas Liev pour l’émission les Bonnes Feuilles, sur France Culture (ça n’est pas tout de suite, on en reparlera en son temps). Et puisque j’étais à Paris, j’en ai profité pour faire un peu les boutiques, où j’ai justement acheté… devinez quoi ? Oreilles Rouges et son maître, je ne savais même pas qu’il était paru, qui est allé dans mon sac rejoindre mon exemplaire de Pas Liev (et de Booming, que j’étais en train de lire). Bref à mon retour je sors les livres de mon sac, je les pose sur le bureau, j’allume l’ordi, je vais danser de travers chez Didier da, et qu’est-ce que je vois ? Les deux mêmes livre que sur ma table. Voilà pour la petite histoire.
Donc : Oreilles Rouges et son maître.
François Matton a un maître. Ou plutôt non : François Matton a un disciple. Enfin bref François Matton a un maître et un disciple qui, comme tout bon maître et tout bon disciple, raisonnent sur le sens de la vie quand, par exemple, Oreilles Rouges s’ennuie : « En réalité, tu ne t’ennuies pas. De l’ennui apparaît, voilà tout. C’est un simple phénomène météorologique, qui ne te concerne pas plus que ne te concerne le fait que le vent se lève en fin de matinée » (p. 75). Mais le plus souvent, raisonner sur le sens de la vie, c’est surtout s’interroger sur le moyen de gagner cette dernière car les caisses sont vides – heureusement qu’il reste quelques noisettes. Comment faire pour gagner sa vie en effet quand on la passe à dessiner ce qu’on a en face de soi (Croquette – la chatte) ou ce qui passe par la tête ? Car Oreilles Rouges et son maître, en effet, dessinent. Et ils se montrent leurs dessins. Et ils nous montrent leurs dessins.

Par exemple. (Là par paresse j’ai recopié le dessin de la couverture mais il est aussi à la page 62. Même que c’est un dessin d’Oreilles Rouges, sévèrement jugé par le maître.)
Les dessins sont de François Matton (enfin, presque tous, j’ai un doute sur celui de la page 55, le maître aussi d’ailleurs, vous irez voir) car François Matton a beau écrire des livres, en général il les dessine (rappelez-vous 220 satoris mortels et autres J’ai tout mon temps ou Autant la mer) et l’écriture est la sienne. Je crois bien que c’est la première fois que j’en lis un de lui en caractères d’imprimerie. On dirait un vrai livre. Le vrai livre en question.
« – Vous ne voulez pas essayer d’écrire un livre cette fois ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Mes précédents livres n’en étaient pas ?
– Si si, à leur façon, oui, bien sûr… Mais vous ne voudriez pas essayer d’écrire pour de bon, sans illustrations ?
– Misère. Si mon propre assistant n’a toujours pas compris que mes dessins ne sont pas des illustrations, je peux aller me pendre tout de suite, ça nous fera gagner du temps. » (p. 82)
On aura compris, le doute n’est plus permis sur les identités d’Oreilles Rouges et de son maître. Si un jour vous rencontrez un gars en train de se tirer les oreilles jusqu’à ce qu’elles soient bien rouges, demandez-lui donc de vous faire un dessin, vous ne serez pas déçu. Sauf si vous lui demandez une illustration.

La traditionnelle figure du maître et du disciple est régulièrement revisitée, et parfois, on le voit avec Oreilles Rouges et son maître, avec bonheur (pour le lecteur, hein). Très différents du livre de François Matton et très différents entre eux mais qui méritent aussi la visite, rappelons notamment Demande au muet d’Hervé Le Tellier et Une pluie d’écureuils de Francesco Pittau.

vendredi 23 octobre 2015

Conjuguez-moi ça (2)



« Il est mort » est un passé composé en cours de décomposition, c’est pour ça que d’aucuns le prennent pour un présent.



Il est vrai que le présent n’est pas toujours un cadeau.




jeudi 22 octobre 2015

Toujours pas Liev




Les gens sont fous. Parfois cette pensée me traverse, puis je la chasse comme une vilaine mouche. J’avoue qu’elle m’a traversé hier soir encore en lisant deux articles, l’un sur l’Escalier des aveugles de Guillaume Contré, l’autre sur le blog d’Eric Darsan. Mais non, ils ne sont pas fous ; ils ont juste lu Pas Liev.
La photo, c’est à la Librairie La Belle Lurette, 26 rue Saint-Antoine dans le IVe arrondissement de Paris, qu’on remercie.

PS : Et puisque c'est bien Vie des hauts plateaux que vous apercevez sur la photo à gauche, profitons-en pour signaler le récent Article de Marie M à son propos.

mercredi 21 octobre 2015

Pas Liev en liberté

 

Voilà. Pas Liev est en librairie. On peut le lire. Je lui ai aussi dédié une page, dans ces Hublots. Il y a déjà pas mal de gens qui en parlent, je trouve. Si j'en ai oublié faites-moi signe. On peut aussi le feuilleter sur le site de Quidam, pour se faire une idée.

mardi 20 octobre 2015

Mon jeune grand-père (107)



Bütow, le 5 Décembre 1918
Je savais bien, je me doutais bien qu’il y en avait encore, et pourtant à chaque fois je n’en reviens pas.
Mes bien chers Parents,
Je ne sais encore rien de précis sur mon départ, si ce n’est qu’il est presque sûr que le voyage s’effectuera par mer et vraisemblablement avec arrêt au Danemark. J’avais toujours imaginé que ce serait par le train. Et toi, Edmond ? Je continue toujours avec autant de plaisir mes promenades en ville et à la campagne. Deux ans et demi de villégiature. Je suis toujours en bonne santé et pense bien à vous. En attendant le bonheur de vous revoir je vous envoie mes meilleurs baisers ainsi qu’à Geneviève et Louis et toute la famille. Votre fils qui aime de tout son cœur. EAnnocque
Evidemment l’écriture est bien plus grosse qu’autrefois, car même cette fois toute la surface de la carte est utilisée.
De l’autre côté de la carte, rien n’a changé. Edmond est toujours à la « baraque 9 ».



lundi 19 octobre 2015

Temps variable sur Booming



Mika Biermann (Mika Biermann, c’est notamment le récent auteur de Mikki et le village miniature, rappelez-vous) a écrit un roman où il est question du temps qui s’arrête, ralentit ou même retourne en arrière, selon par exemple qu’on est du pays ou qu’on arrive d’ailleurs ; et tout cela avec une rigueur quasi scientifique : impossible d’agir sur un monde au temps arrêté ; tout y est dur et figé, on s’y transperce les doigts au contact des poils d’un lapin qu’on veut saisir, on s’y trancherait le cou à se précipiter imprudemment contre un fil d’araignée. Les règles du genre vous sont familières, vous l’avez à coup sûr reconnu : Booming, le nouveau roman de Mika Biermann, aux éditions Anacharsis, est évidemment un western (un peu à la même manière de son auteur qui, au cas où vous ne le sauriez pas, est un Allemand de Marseille).
Ce qui est bien pour ce blog avec Mika Biermann, c’est qu’il me donne l’occasion de tenir les propos les plus aberrants en apparence tout en respectant la plus scrupuleuse vérité. Mika Biermann était tout récemment l’invité de la librairie Charybde, je l’ai écouté attentivement ; c’est indiscutablement un Allemand de Marseille qui a écrit un roman sur les contractions et les dilatations du temps, lequel roman se révèle et même s’annonce franchement comme un western – ce qu’il est vraiment, car l’auteur n’est pas de ceux qui trompent leurs lecteurs sur la marchandise.
D’ailleurs si je vous dis que Pato Conchi et Lee Lightouch se rendent à Booming parce que Kid Padoon a enlevé la fiancée de Conchi, et que c’est là la motivation première et essentielle de nos deux protagonistes (enfin, surtout de Conchi, on le comprend) – car ils vont par deux –, vous admettrez que j’ai raison, ou tout au moins que je n’ai pas encore complètement perdu cette dernière. Tous les ingrédients du western sont là : le paysage, d’abord, le seul à s’en tirer un peu parce que moins atteint par la frénésie de mouvement qui nous anime ; et puis les personnages, les bandits, le shérif véreux, les prostituées, le croque-mort ; et les thèmes, qui sont comme la musique du roman, la belle amitié d’abord qui lie nos deux héros, le destin dessiné par la trajectoire des balles en suspens, dont on sait à l’avance les victimes sans pouvoir les sauver si l’envie nous en prenait – et quand le temps se ralentit le western un instant devient spaghetti, gros plans sur la balle qui approche, sur le visage grimaçant de sa cible ; et puis, surtout et de plus en plus au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture, la nostalgie, car le western reste avant tout pour nous l’évocation mythique d’un passé pourtant récent mais déjà disparu.


dimanche 18 octobre 2015

Mon jeune grand-père (106)



Bütow, le 25 novembre 1918.
Je m’en doutais. Comme sur la carte du 11 – du 11 novembre 1918 –, l’écriture est d’une grosseur normale. Mais Edmond ne va pas à la ligne.
Mes bien chers Parents,
Nous sommes toujours dans l’attente. Rien de précis n’est venu mettre un terme à notre impatience. Celle-ci arrive cependant à se calmer un peu : on se fait une raison. J’ai reçu hier et avant-hier un important courrier qui y a beaucoup contribué. C’étaient les cartes de papa des 26, 28, 29, 30, 31 oct, les lettres de Maman des 27 et 3, et enfin une lettre de ma tante du 4 novembre. Rien que du courrier d’avant le 11, de pendant la guerre. J’ai reçu un colis le n° 25 ; il était en bon état et le lard a été bienvenu. Le n°25. Edmond prend la peine de le préciser. La mention de ce numéro, c’est la marque de son incertitude : il ne sait pas quand il va pouvoir rentrer. Matériellement, les choses restent inchangées. En attendant le bonheur de vous revoir, je vous embrasse bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille.
Votre fils qui vs aime de tout son cœur EAnn
Je retourne la carte. La mention Kriegsgefangenensendung n’a pas changé, non plus que celle d’Offiziergefangenenlager dans l’adresse de l’expéditeur. Tout cela de la main d’Edmond.


samedi 17 octobre 2015

Nicolas Sarkozy a fait une phrase.



Nicolas Sarkozy a fait une phrase. D’éminents herméneutes, d’exigeants exégètes, d’astucieux scoliastes en cherchent encore et désespérément la juste interprétation ; alors qu’à l’évidence le message est clair : Nicolas Sarkozy a fait une phrase.


vendredi 16 octobre 2015

Mon jeune grand-père (105 bis)



« Peut-être » n’est pas un mot en l’air. Les cartes forment un paquet homogène. Dès que j’en ai recopié une je la remets en dessous du paquet, sans regarder celle qui suit. De sorte que je ne sais jamais si j’en ai fini.
Ce procédé m’est venu par facilité. Je suis toujours la pente la plus facile. Puis le procédé devient un protocole, que je respecte scrupuleusement, sans bien savoir pourquoi. Sans chercher à savoir. De la même manière, je ne lis jamais la carte avant de la recopier : je la recopie en direct.
Maintenant, maintenant seulement, je comprends a posteriori à quoi sert ce procédé : il me sert à ne pas savoir. Il me sert à ne pas savoir quand Edmond va être libéré. Bien sûr j’en sais un peu plus que lui, je sais par exemple que j’existe, puisque j’écris, et que cette existence qui écrit doit quelque chose à ce qui arrivera dans la vie d’Edmond, au cours des dix années qui le séparent encore de sa mort. Mais je ne sais pas si ce « 11 novembre 1918 », qu’il a écrit dans la dernière carte, marque vraiment la fin de, ne disons plus sa captivité, en tout cas de son séjour à Bütow. Alors il faut quand même que je regarde, que je vérifie si la carte à venir est une ancienne carte déjà recopiée. Edmond non plus ne sait pas.
Alors, encore une fois, je tire la carte.

jeudi 15 octobre 2015

Merci Katchadjian



Merci est le deuxième livre que je lis de l’Argentin Pablo Katchadjian, après Quoi faire, récemment paru aux éditions Le Grand Os (Merci pour sa part est paru aux très récentes éditions Vies parallèles dans une traduction de Guillaume Contré). Eh bien ce Katchadjian, je ne suis pas près de le lâcher. Je trouve son travail proprement fascinant. Plus narratif que Quoi faire, Merci partage avec ce dernier la récurrence des motifs, carrément obsessionnelle dans Quoi faire, plus discrète dans Merci, laquelle suscite chez le lecteur ces impressions bien connues de « déjà vu » qui nous font mettre en doute la réalité.
La dimension onirique est toujours présente mais moins marquée et il n’est pas difficile de faire un résumé objectif de Merci : le narrateur est un esclave acheté pour sa bonne mine par un châtelain nommé Hannibal, plutôt bonhomme en apparence et même bienveillant avec son personnel pour un esclavagiste (logé dans une chambre confortable du château, notre héros trouve régulièrement son petit déjeuner servi au réveil), mais qui charge régulièrement son esclave de tâches si humiliantes et si horribles que celui-ci ne peut pas nous les décrire. Suivent des événements qui, mis bout à bout, constituent une histoire à proprement parler, tout aussi facile à résumer, mais que je ne vais pas vous raconter puisque vous allez lire le livre – et qui constituent en même temps autre chose qu’une histoire.
Car tout n’est pas si facile à dire. De temps en temps, une phrase s’arrête, inachevée. D’autres fois, ce sont les personnages, qui ne peuvent pas trouver les mots pour dire ce qu’ils vivent, ce qu’on leur fait subir. Le narrateur lui-même, mais aussi Ninive, jolie servante d’Hannibal qui reçoit chaque nuit la visite de son maître, et qui ne refuse qu’au héros le récit de ses misères. Et l’on sent bien – on verra, même, on verra sans savoir – à quel point ce qui n’est pas dit dépasse le pouvoir des mots.
Le seul choix, celui qui s’impose, est celui de la révolte, dont notre narrateur devient le héros (j’ai vérifié que l’information était en 4e de couverture avant de vous la donner, hein). Mais un choix qui s’impose, poussé par autrui qui plus est – les autres esclaves mettant notre héros au pied du mur – est-il encore un choix ? Evidemment c’est la liberté elle-même qui est en question, et l’identité, car est-on encore soi-même lorsqu’on obéit à un choix dicté d’avance ? Tout cela n’est pas dit – heureusement – mais plutôt évoqué par des événements au caractère onirique marqué qui donnent à cet étrange roman une puissance d’abord poétique.

mercredi 14 octobre 2015

Des climats domestiques



Le climat change d’une pièce à l’autre.
La salle de bain est plutôt équatoriale. Après moi, la mousson.
Dans la chambre, les nuits sont fraîches.
L’hiver est doux mais sans fin à la cave.
A l’opposé et en revanche, les combles affichent volontiers des écarts de température proprement continentaux.


mardi 13 octobre 2015

par où ça passe



La bouche, les narines, les pores de la peau, mais aussi les yeux, les oreilles, l’anus et également ce qui se situe dans l’entrejambe et qui change de nom et d’aspect selon le sexe ; tout cela, il faut bien le dire, facilite grandement les échanges que nous sommes supposés entretenir avec le reste du monde.

lundi 12 octobre 2015

le mode ambulatoire bien connu des fantômes



Le premier est orangé, lumineux et transparent. On lui voit le squelette. Non, dit Zelda (un murmure) à Mme Heidi.
C’est quelqu’un du futur et (petite voix, dans l’oreille de Zelda) : tu sais comment je le sais ?
Avant que Zelda ne réponde, une deuxième silhouette avance ; celle-là est plus sûre d’elle, elle lève haut les genoux (selon le mode ambulatoire, bien connu, des fantômes), s’approche des deux femmes assises sur le trottoir ; Tom, pauvre Tom, dit Zelda. Tom d’autrefois prend la parole, creux comme tout. Les yeux ombrés, plus noirs qu’il n’avait, paupières zébrées de minuscules veines roses qui irradient de lumière.
Il faut respirer : on dirait qu'il va pleuvoir encore ; ça n’en finira donc jamais ; des années de pluie. On n’est que le 12 novembre ma fille. Vingt ans pour toucher au bout. Dans le ventre du jeune homme flic puis tatoué dans les forêts il y a la forme vingt ans de lui-même. Tom dans Tom. Le deuxième Tom, celui qui est dans le ventre du premier, recroquevillé, une chenille. Là-dedans il faut caser les bras, les jambes. Celui de l’extérieur parle. Il a une bouche grande comme une plaie. Il ne parle pas de lui, c’est comme ça chez les ombres, dit Mme Heidi, il n’y a pas de pitié. Si Mme Heidi avait l’usage de sa main gauche elle pincerait Zelda. A défaut elle lève le moignon droit. Il faudrait peut-être réagir : ce bras ou ancien bras bat comme un cœur et le cœur descend dans les pieds mais ce n’est pas le moment de se faire remarquer. La bouche immense du jeune Tom bel et bien mort veut parler. Il faut lui laisser le temps. Il pâlit. La silhouette qu’il contient, l’autre lui-même dans le ventre, on ne la voit plus. Il dit avant de disparaître : se méfier de l’ami.

Marie Cosnay, Cordelia la guerre, p. 211-212, éditions de l’Ogre, 2015.

Dans ce palimpseste assumé du Roi Lear dont les personnages fraient avec les flics et autres personnages plus ou moins interlopes d’un polar contemporain, les genres se mêlent pour aboutir à une sorte de fresque épique et baroque, fantomatique, étrangement drôle aussi, et politique sans le dire.
Tiens, voilà que je me mets à écrire des quatrièmes de couverture. La lecture de Sanza lettere, précédent et encore tout récent ouvrage de Marie Cosnay, résonne encore, où c’était le road movie qu’elle revisitait.
(Pour Marie Cosnay sur Hublots, cliquez ici.)

jeudi 8 octobre 2015

Parce que c'est la folie

Je découvre ce bel article d'Eric Dussert dans le tout récent numéro du Matricule des Anges, tellement récent que le roman, lui, ne paraîtra que dans une petite douzaine de jours. Folie mais patience.

mercredi 7 octobre 2015

Mon jeune grand-père (105 et dernier peut-être)



Cette carte-ci est différente. Enfin, le modèle est le même, mais l’écriture est différente. Elle est d’une taille normale. Il n’y a pas besoin d’un éclairage particulier ni de forcer ses yeux pour la lire. Sur la première ligne, à gauche, il y a écrit :
Bütow, le 11 Novembre 1918
et sur la suivante, à droite :
Mes bien chers Parents,
   Bien que je suppose que cette carte ne vous parviendra jamais, je vous l’expédie  néanmoins pour vous dire que je suis toujours en bonne santé. Je suis au courant des Le début du mot, en fin de ligne, est surchargé, mais la deuxième moitié au début de la ligne suivante me fait deviner événements heureux qui se déroulent. La censure est encore présente, au moins dans la pensée. Tout est calme ici pour le moment et j’attends avec impatience de prendre le train pour la France. Le train. Quel plaisir ce sera de se revoir ! Et ici il y a une chose tout à fait inhabituelle dans les cartes d’Edmond : il va à la ligne. Maintenant que la guerre est finie, il peut aller à la ligne.
J’ai reçu quelques cartes ces jours-ci et je comprends les ennuis que vous cause votre déménagement. J’ai reçu aussi quelques colis. Nous n’aurons pas le descriptif des colis. C’est fini, les colis numérotés, les colis-gare et les colis-poste. Une nouvelle fois, Edmond va à la ligne.
En attendant le bonheur de vs revoir je vous embrasse tous bien fort.
Votre fils qui vs aime de tout son cœur.
EAnnocque
Voilà. J’ai fini. Peut-être.

mardi 6 octobre 2015

Mortal Infliction

Mortal Infliction


I think of Polyphemus bellowing his lowly woe
seated high on a cliff
sun-tight legs dangling into the sea
his fumbling hands grappling his burnt eye
And I think he will remain like that
because it’s impossible for him to die—

Ulysses is dead
by now he’s dead
And how wise was he
who blinded a thing of immortality?



Mortel Supplice


Je pense à Polyphème braillant son humble détresse
haut perché sur une falaise
ses jambes raides de soleil pendant dans la mer
ses mains tâtonnantes saisissant son œil brûlé
Et il demeurera ainsi je crois
car il lui est impossible de mourir —

Ulysse est mort
il est mort désormais
Or était-il vraiment sage celui
qui aveugla créature d'immortalité ?


Gregory Corso, Le Joyeux Anniversaire de la mort, traduction par Blandine Longre, Black Herald Press, 2014.


Un des poèmes que j'ai lus (en français, hein) vendredi soir.


samedi 3 octobre 2015

Mon jeune grand-père (104)


Bütow, le 5 novembre 1918. Novembre 1918 ! Mes bien chers Parents
Les bonnes nouvelles continuent à arriver. Quelle joie ! Nous allons sans doute nous retrouver bientôt. Quel beau jour ! J’ai reçu quelques colis, les n°s 17-19 et 23 plus un colis que je crois être numéroté 15, mais je vous ai déjà accusé réception de ce numéro, pensant que c’était celui qui contenait le charbon. Je me suis peut-être trompé et ce dernier était peut-être ds le n°18. En tous cas ce dernier colis d’œufs devait être vieux, car il y a un peu de pertes (six). Les autre colis étaient en bon état. Merci pour la poudre. La poudre ? Je n’ai reçu comme courrier que la carte de Papa du 11 octobre. Je ne connais pas ici de camarades susceptibles de me renseigner ; je vais néanmoins essayer de mettre le conseil de Papa à exécution. Je ne saurai jamais de quel conseil il s’agit. _ Le temps se maintient ces jours-ci, il fait assez beau pour la saison. Je me dépêche en ce moment de finir mon Kerbschnitt j’ai bien peur de ne pas pouvoir y arriver. Une peur souriante enfin. Mais ce sera un petit malheur dont je me consolerai facilement. Je voudrais bien avoir des nouvelles de ma Tante Maria. Je vous quitte mes bien chers Parents  en vous embrassant bien fort ts les 2 ainsi que Geneviève Louis et Ma Tante et tte la famille Votre fils qui vs aime de tt son cœur. EA

jeudi 1 octobre 2015

conjuguez-moi ça



Le passé antérieur est un pléonasme autorisé.

Le futur antérieur est un oxymore discret.