samedi 14 octobre 2017

Mon 13 novembre

Je suis en train de lire le livre d'Erwan Larher, Le Livre que je ne voulais pas écrire que je ne voulais pas lire. Ça me prend du temps parce que je n'arrête pas de penser. Alors quand même je vais peut-être raconter deux ou trois choses ici, pour m'arrêter de penser un peu, si c'est possible.
Erwan, d'abord. On ne se connaît pas très bien mais sur Internet depuis un bout de temps quand même ; vers 2009-2010 on allait faire les justiciers sur le blog de Wrath, il y avait aussi Philippe Jaenada ; quelques blogueurs doivent s'en souvenir ; je ne sais pas trop pourquoi on faisait ça ; moi c'est parce que j'aime bien les gens qui ont tort, ça leur donne un surcroît d'humanité. Et puis on s'est lus, lui Liquide moi Qu'avez-vous fait de moi ?, je crois bien que c'est par moi que tu as connu Quidam Erwan, et lu Jérôme Lafargue suite à un billet sur ce blog ; tu me diras si je me trompe ; finalement c'est bien les blogs. Et rencontrés aussi, à la Fête de l'Huma et peut-être ailleurs aussi. Et puis on s'est perdus un peu de vue, et de temps en temps un livre d'Erwan sortait et je me disais qu'il faudrait que je le lise, j'avais trouvé le premier drôle et intelligent, et puis le temps passait et puis voilà.
Et puis on est arrivé au 13 novembre 2015. Moi je savais depuis la veille que ce jour-là il allait se passer une chose incroyable, une chose qui allait changer le monde. C'est un peu montrer ses fesses que de raconter ça mais tant pis. J'avais réussi à écrire Pas Liev et c'était le grand livre de ma vie même s'il n'est pas très long, bien plus grand que moi tellement que j'avais peur (j'ai toujours peur) de l'après. Et il y avait des gens qui avaient l'air d'être d'accord. J'attendais un article dans Libé notamment et ailleurs aussi et le 13 novembre je savais depuis la veille que j'en attendais un très spécial. Pas très spécial seulement parce que c'était dans le Monde et que je n'avais encore jamais eu d'article dans le Monde mais parce qu'il serait signé Eric Chevillard et Chevillard je l'aime comme un frère inconnu dont j'aurais été séparé à la naissance (c'est par lui que je suis revenu à la lecture en 2001, j'ai déjà raconté ça, bref).
Alors le 13 novembre c'était forcément le plus beau jour de l'année 2015. J'étais à Paris ce jour-là, notamment au Salon de l'Autre Livre, j'y avais vu notamment mes éditrices des Grands Champs (oui, vous avez bien lu « mes » : un petit livre de poésie scientifique illustrée intitulé Notes sur les noms de la nature va paraître incessamment). Et puis je suis rentré, je ne me souviens plus, je me souviens juste que le soir je suis allé faire un tour sur Facebook et j'ai compris qu'il se passait quelque chose. Tout était étrange, étrange. Chez moi tout le monde était couché, personne à qui parler. J'ai envoyé quelques messages pour prendre des nouvelles, je n'en ai reçu que de rassurantes. Est-ce que je me suis dit que personne ne lirait le bel article de Chevillard ? Sûrement, mais je ne m'en souviens plus. Plus tard je me suis rappelé que quelques jours après la sortie de mon premier roman au Seuil, deux avions percutaient les tours du World Trade Center. Oui, j'étais sûrement encore plein de moi-même.
Le lendemain matin, je m'inquiétais de ne pas avoir de nouvelles de ma sœur. J'ai réussi à avoir mon frère. C'est lui qui m'a dit. Il m'a dit que Frédéric était au Bataclan et qu'il s'était pris une balle dans la mâchoire.
C'est un homme, il a trente ans, il est grand et mince, sportif, il a une compagne, un métier.
C'est, avec sa sœur, le premier bébé dont j'ai changé les couches. C'est lui qui m'a appris quelle étonnante quantité de caca un petit bébé est capable de produire. C'est peut-être à ce moment-là que je suis devenu adulte.
Il était pas loin d'eux, il les a vus avant. Ils étaient comme tout le monde. Lui aussi, il a cru à des pétards. A un moment où ils se sont arrêtés de tirer pour recharger, il en a profité pour s'enfuir par l'autre côté, la petite rue, pour s'éloigner le plus possible. En tenant sa mâchoire à la main car elle ne tenait plus. Il s'est retrouvé dehors et il s'est passé du temps, longtemps avant que dans un café il ne trouve de l'aide. On n'aide pas facilement un gars qui a la gueule en sang et qui ne peut pas parler. C'est un couple, des gens de son âge, qui se sont occupés de lui, et qui n'ont pas osé monter dans le camion des pompiers parce qu'ils ne le connaissaient pas vraiment. Et qui ne savaient pas s'il avait survécu jusqu'à ce qu'il les retrouve pour les remercier et les rassurer. Car cette histoire se finit bien – à la manière dont les histoires se terminent bien dans la réalité.
Car pendant un temps, on ne savait pas s'il pourrait reparler. On ne savait pas s'il pourrait sourire.
C'est peut-être parce que pendant un temps on lui a ôté la parole que j'ose parler de ça aujourd'hui.
Sa mère, sa sœur et sa compagne (l'ordre est juste celui dont moi j'ai fait leur connaissance) ont été avec lui tout le temps ; mais c'est lui aussi, lui d'abord qui, en se sauvant – en se sauvant la vie – a sauvé la leur, et a sauvé la nôtre. Merci à tous ceux qui ont survécu.
J'ai écrit un truc comme ça, sur Facebook, juste ça, en quelques mots. Je pensais que les gens ne comprendraient pas, souvent on ne comprend pas tout ce que je dis, c'est normal. Mais tout le monde a compris.
Et Erwan, pendant ce temps, j'ai appris qu'il était à l'hôpital (mais pas le même que Frédéric, du coup je n'ai pas eu le courage d'aller le voir), j'ai appris à peu près en même temps qu'il publiait chez Quidam, Marguerite n'aime pas ses fesses ; c'était bizarre d'apprendre ça en même temps, et j'ai vu tout le monde autour de lui, et qu'il allait s'en sortir alors je l'avoue, je n'ai pas tellement pensé à lui. Le chagrin est un sentiment égoïste. N'empêche, c'est un peu tard mais je l'embrasse.

Voilà, pour une fois j'ai été un peu long mais je crois qu'il me fallait bien ça pour pouvoir continuer tranquillement ma lecture.

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