dimanche 18 mars 2018

Bientôt toutes les pierres


Je veux écrire un billet sur le nouveau roman de mon ami Didier da Silva. Qu'il soit un ami n'est pas tout à fait anodin, je parle de ma lecture, de comment je le lis après avoir lu tous ses autres livres, depuis le premier, Hoffmann à Tokyo, y compris tous ceux qu'un peu coquettement il renie, je le reconnais bien là ; et jusqu'à L'ironie du sort, il n'y a pas si longtemps, laquelle marque un tournant, j'y reviendrai.
Ma phrase n'est pas tout à fait aussi da silvesque que je la souhaiterais, elle filandre un peu, pardon Didier ; et puisque c'est moins ton livre que ta phrase que je veux évoquer, ou du moins lui à travers elle d'abord, j'ouvre celui-là au hasard, et y recopie celles-ci :
« Il avait beau tenir ces propos décousus dans un français parfait, elle [vous aurez reconnu l'armée française, note d'Annocque] ne songeait certainement pas à prendre à son service un jeune Prussien à l'air hagard, s'il vous plaît, monsieur, circulez, et c'est une faveur qu'on vous fait. La providence lui sauva la mise en mettant sur son chemin un jeune médecin-major croisé à Paris en 1801, à la faculté ; prenant le pouls de la situation, le brave garçon l'abrita chez lui, en qualité de domestique pour la galerie, avec défense expresse d'en sortir ; il avait eu une chance de damné en n'excitant pas davantage la méfiance des autorités, on en avait déjà fusillé pour moins que ça et récemment encore un de ses compatriotes, pris pour un espion russe, avait été passé par les armes. »
Les grammairiens n'auront pas manqué de remarquer la tendance de la phrase da silvienne à la parataxe, les stylisticiens parleront plutôt d'asyndète, va pour asyndète car c'est bien du style que je parle, c'est bien du style que je pars. Il y a dans ces phrases, telles qu'elle naissent sous la plume de l'auteur, un effacement de la subordination qui amène le lecteur à mettre tout ou presque sur un pied d'égalité. Or ce qui moi me fascine, c'est la parfaite cohérence, peut-être légèrement inconsciente mais je ne désespère pas, que dis-je, j'ambitionne carrément de faire découvrir à l'auteur quelque chose sur lui-même, la parfaite cohérence disais-je entre cette caractéristique de la phrase et l'ambition même du roman – sur le plan macro-structural, aurais-je osé proclamer il y a une trentaine d'années, quand ces vocables-là étaient encore à la mode. Car, de la même façon que nous avons dans la phrase de Didier une juxtaposition de propositions entre lesquelles le lecteur est invité (et non pas contraint) à restituer les rapports, Toutes les pierres (c'est son titre, il est magnifique et encore plus après lecture, vous comprendrez pourquoi je ne l'ai pas cité d'emblée) nous raconte conjointement la vie du poète Li Baï qui, citons sans vergogne la quatrième de couverture, « arpenta la Chine du VIIIe siècle », et celle du « terrible Heinrich von Kleist, mort très jeune en 1811 ». Et bien évidemment l'invitation précitée, à restituer les rapports entre les propositions de la phrase, vaut aussi bien au niveau supérieur des récits – car il y en a plusieurs, qui alternent, ou non, selon les changements de chapitre. En musicien qu'il est (et que je ne suis pas, vous me pardonnerez les approximations), Didier sait qu'un motif vaut par la confrontation avec un autre, les deux se répondent ; l'effacement relatif des patronymes pour un il commun facilite le passage de l'un à l'autre, Li Baï bien sûr n'est pas Kleist ni inversement, mais enfin chacun pourrait l'être, c'est là affaire de circonstances ; lisons-les. Li Baï et Kleist et pas qu'eux, car d'autres artistes, pas musiciens pour rien ceux-là, viennent faire résonner de leurs destins les destins des deux principaux protagonistes, suggérant par là même au lecteur, en tout cas à moi et après tout j'en suis un, une figuration de l'infini : en effet d'autres destins, une infinité à l'évidence, pourrait venir à leur tour faire écho et contrepoint à ceux déjà évoqués, et ça n'est sans doute pas pour rien que, malgré la mort au bout de la vie, le livre de Didier se refuse à finir, voici qu'après sa fin viennent des notes qui n'en sont pas et qui le poursuivent de l'intérieur, puis des « dettes » en guise de remerciements aux livres qui ont nourri le travail de mon érudit ami, on n'a pas fini de lire ; et je repense à l'Ironie du sort, dont je disais plus haut que c'était un virage, en effet, c'est le moment où Didier da Silva a décidé de ne parler non pas de tout ce qui existe, mais, moins modestement, de faire sa fête à l'infini.

PS : Je m'avise que Toutes les pierres ne paraîtra (sous une belle couverture de François Matton) aux éditions de l'Arbre vengeur que le 5 avril prochain. Vous êtes déjà sur les braises. Pardonnez-moi de m'en réjouir.


2 commentaires:

  1. Merci... infiniment, cher Philippe, pour cette lecture si juste et si pénétrante.

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