mercredi 5 août 2009

encore mieux qu’un trône fauve dans le soleil couchant

Plaisir simple et merveilleux de recopier Savitzkaya. (Ou magnifique, lis-je aussi ailleurs à l’instant.)
   
Pour nous, les petits, mon père (en nous vit encore) avait fabriqué une chaise basse percée d’un trou pas tout à fait rond, on glissait le pot, d’abord métallique puis plastique, dans deux rainures ména­gées sous le siège, un joli petit trône en bois brut avec dossier et accoudoirs, que les années ont poli peu à peu, au fur et à mesure de l’histoire, le bois en est devenu fauve dans le soleil couchant. Attendre confortablement assis que les choses se fassent n’était pas sans charme.
Mais l’abîme du grand cabinet nous attirait davan­tage, tant d’objets de forme plus ou moins semblable entassés derrière la porte percée d’un cœur, et des araignées dans tous les coins et recoins et des limaces par-dessous l’huis.
Car dans la courette bétonnée passaient gastéro­podes de tous acabits. Et une goutte d’eau tombant du haut de la corniche percée creusait dans le béton un entonnoir déjà profond de quelques centimètres, goutte par goutte, comme un affront à la dureté des matériaux, et le béton cédait miette par miette, dis­paraissait miette par miette.
Et je ne trouvais, au fond du cône renversé, qu’un peu de sable très fin où un petit lombric parfois se lovait dans la verte humidité du petit trou, et y pous­ser l’index ou le majeur parfaitement adapté à sa taille, c’était comme d’accéder à toute la maisonnette et à l’ensemble des bâtiments de la ruelle, des chaus­sées et de la ville entière, mon doigt en communica­tion intime avec les ponts, les trottoirs et les chemins de fer, dans l’encoche, le nombril, le conduit auditif, l’anus, le vagin, la narine, défaut dans la superstruc­ture de Saint-Nicolas.
J’y ai déposé des offrandes, j’en ai aspiré l’eau de pluie juste après une forte averse, posant ma langue à la surface bombée du liquide, j’y ai glissé un œil protégé d’une bulle d’air en forme de pastille, j’y ai vécu lové comme le lombric lui-même ou recroque­villé comme un cloporte.
Cette courette était vraiment une courette à cloportes.
 
Eugène Savitzkaya, Fou trop poli, Minuit, p. 83-84.

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