lundi 31 août 2015

le jardinier bleu avait quitté l’usine en feu



Le jardinier bleu avait quitté l’usine en feu avec une pile de papier. Il avait enlevé sa ceinture, entouré le papier jusqu’à le tordre et avait jeté le tas sur son dos. C’est le dernier papier – qu’on confondrait, de loin avec sa chemise, comme du papier plié. Il ne dit rien au garagiste à qui il achète de l’essence sur la route ; c’est comme s’il traversait la frontière plusieurs fois. Pour éviter que le bloc s’envole trop dans son dos, il doit le maintenir avec une main, et conduire avec l’autre, jusqu’aux ralentissements. Le papier prend la poussière, se gorge d’eau dans le vent, comme des cheveux qui graissent, mais quand il s’arrêtera il le jettera certainement. Il n’aime pas quand ça brûle.



Fabien Clouette, Quelques rides, éditions de l’Ogre, 2015 p. 40-41.



Ce n’est pas parce qu’on pré-rentre qu’on va s’arrêter de lire. (Mais comme on n’a quand même pas trop de temps pour commenter soi-même cet intriguant roman on vous engage vivement à cliquer sur le lien du titre.)

dimanche 30 août 2015

la tentation du troupeau dans l'espoir de s'en distinguer

La manière la plus efficace de s'assurer un succès de librairie, c'est de donner au lecteur potentiel l'envie (inconsciemment malsaine) de lire le livre pour se faire sa propre opinion. En d'autres termes : la tentation du troupeau dans l'espoir de s'en distinguer.
C'est quand même malin. Et malin aussi, d'ailleurs.


vendredi 28 août 2015

Mon jeune grand-père (97)



Bütow, le 21 mai 1918. Mes bien chers parents. Encore deux semaines d’intervalle, c’est sûr qu’il manque des cartes. Celle-ci est identique à la précédente, adressée aussi à Forges les Eaux mais cette fois Edmond a bien écrit « rue Marette ». En revanche aucun trait oblique ne la barre.
A cause des fêtes de la Pentecôte, ce n’est qu’aujourd’hui, mardi que je vous écris ma carte de la semaine. J’ai un peu le cafard ces jours-ci en pensant que depuis hier soir, il y a 2 ans que je suis en Allemagne ! Même sans se faire tuer, on peut se faire voler de la vie. Heureusement qu’il n’y en a plus pour aussi longtemps. Je serais heureux de savoir si l’opinion de Papa sur mon internement est basée sur des tuyaux sérieux ou si c’est simplement son avis. J’ai reçu pas mal de courrier, mais je n’ai pas encore celui en retard. Voilà ce que j’ai eu : cartes de Papa des 12-13-15-22-23-24 avril et 7 mai, et les lettres de Maman des 14 A. et 5 mai. J’ai eu en outre une carte de la cousine Adélaïde du 3 avril. Adélaïde. Dans la carte du 11 août  1917 Edmond accusait réception d’une carte de la cousine Adélaïde datée du 21 juin. Je ne sais pas du tout qui est la cousine Adélaïde. Elle ne reçoit plus de nouvelles de personne. Jeanne est séparée de la mère Aldegonde. Tante Stella doit être bien inquiète ; elle me demande aussi des nouvelles de Maurice. Tous ces noms me sont inconnus. Ils ne sont pas passés dans la mémoire familiale. Sur les modestes notes généalogiques que j’avais prises autrefois figure tout de même un Maurice Helleboid qui devait être un cousin issu de germain d’Edmond. C’est peut-être lui, « Maurice ». Suit un de ces tirets qu’Edmond utilise pour signifier le changement de paragraphe tout en l’économisant : _ J’ai reçu aussi quelques colis, tous en bon état ce sont les n°s 7-9-10-11. Merci, les abricots sont arrivés à propos. D. voulait faire de la tarte pour la Pentecôte, aussi il en a fait une aux abricots et une à la marmelade de poires. C’était très bon, c’est un pâtissier épatant. Pas de doute, c’est bien Daussy ; il a changé de camp avec Edmond. Nous avons mangé aussi la boîte de gigot avec des flageolets, c’était très bon. Merci bien. Merci aussi pour la farine annoncée ; mais surtout ne vous privez pas pour moi. Nous allons de nouveau en promenade ce soir ; on a retardé l’heure, nous sortirons à 4h1/2. Il fera encore bien chaud ; car depuis quelque temps le soleil est brûlant et nous étouffons dans nos baraques. Et puis il y a le sable qui augmente encore la chaleur. Pauvre Madeleine, comme elle doit bien regretter Maman Lucie ! Ce doit être la sœur de Jean, hébergée pendant un temps avec son frère chez mes arrière-grands-parents ; et « Maman Lucie », c’était sans doute ainsi qu’elle appelait mon arrière-grand-mère. J’ai fait venir ces jours-ci quelques objets de Kerbschnitt. Je crois que ce sont les derniers que j’achète. Je vais avoir de quoi contenter tout le monde, c’est suffisant. Au revoir, mes bien chers parents, je vous embrasse bien, bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis, ma tante et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tout son cœur. E. Annocque L’écriture d’Edmond était très serrée sur les deux tiers supérieurs de la carte, les interlignes se sont espacés par la suite et maintenant il lui resterait bien la place pour écrire trois lignes encore mais il n’y a plus rien à dire.

jeudi 27 août 2015

la découverte d'un roman qui



Sinon, la grande découverte de cet été, pour moi c’est quand même La Femme d’un homme qui, de Nick Barlay. C’est une sorte de roman noir. A mois que ce ne soit plutôt un road-movie. Ou un roman clinique. Ou une relecture de Hansel et Gretel. Avec, au bout du compte (et du conte) quelque chose d’ahurissant et d’essentiellement indécidable, comme on aime. On n’en finit pas de le relire différemment. J’ai vu que le hasard cannibale, auquel on ne fera jamais assez confiance, a ressorti pour l’été le billet que Claro avait consacré à ce roman il y a quatre ans déjà ; vous pouvez aller voir ; d’ailleurs un tel bouquin ne pouvait pas ne pas plaire à Claro. Et puis tiens, je peux aussi vous recopier le début, mais juste quelques lignes, hein :


Il était une fois, il y a deux jours, un homme qu’on retrouvait dans le fauteuil d’une chambre d’hôtel. L’homme était plutôt fort. Il était plutôt grand. Mais ses pieds étaient aussi petits que ceux de sa femme. Quelques poils de torse pointaient sur un corps autrement glabre et une ancienne marque de bronzage séparait la taille hâlée du bas-ventre plus pâle, comme le passé du présent. À l’exception d’une paire de collants noirs, il était nu. Dans sa bouche, un quartier d’orange, serré entre les dents. Naturellement, il était mort.
Les collants étaient à l’origine de sa mort parce qu’il ne les portait pas de manière traditionnelle, sur les jambes, mais entortillés autour du cou. Tendus, ils étaient attachés à un crochet fixé sur le mur derrière lui, un mètre environ au-dessus de sa tête.

Nick Barlay, La Femme d’un homme qui, traduction par Françoise Marel, Quidam, 2011.


mercredi 26 août 2015

Mon jeune grand-père (96)



Le 6 mai 1918. Mes bien chers parents. Il manque plus de deux mois. Où sont-ils passés ? Cette carte-ci est du même modèle que la précédente, mais Edmond a mis le côté dentelé en haut. Un trait oblique brun jaunâtre transparent, large d’un bon centimètre environ, sans doute au pinceau, barre la carte du coin supérieur droit au coin inférieur gauche. Ça n’empêche pas de lire ce qu’il y a en dessous.
Je retourne la carte. Elle est adressée à Madame Annocque, 9 rue Morette, Forges les Eaux, Seine-Inférieure, Frankreich. Je ne savais pas du tout que mon arrière-grand-mère avait séjourné à Forges les Eaux. 9 rue Morette, Forges les Eaux. Je ne résiste pas à la requête Google, qui me propose plutôt « 9 rue Marette ». Edmond a bien écrit Morette, mais à Forges-les-Eaux, il n’y a qu’une rue Marette, pas Morette. Il aura mal recopié l’adresse. Google Map me propose la street view. La rue Marette est une petite rue bordée de maisons en brique rouge. Je vois le numéro 9. Une petite maison qui a l’air d’une autre époque. Presque à l’abandon. Il y a un panneau « à vendre ». Il y avait un panneau à vendre en mai 2013.
Encore une semaine de passée sans recevoir le moindre courrier. Quelle ennui ! cela me donne le cafard. Que devenez-vous ? Comment allez-vous ? Quelle triste chose de rester si longtemps sans nouvelles ! Aussi je n’ai pas grand-chose à vous dire, si ce n’est que je pense toujours bien à vous et que je fais des vœux pour que vous au moins vous receviez de mes nouvelles ; mais j’ai bien peur que non. Cette carte-ci pourtant est bien arrivée. Mais à quelle date ? Encore heureux que j’ai reçu ce matin trois colis, les n°s 1-2 et 4. C’est toujours quelque chose qui vient de vous ! Tout était en bon état. La cocose (ce ne doit pas être ça mais c’est ce que je lis) avait été sage et n’avait pas fondu. Cependant je vous recommanderai de ne pas mettre le lard avec d’autres denrées périssables. Car le sel fond et rend humide ce qui est à côté. C’est ainsi que ce matin la farine et les haricots étaient humides et j’ai dû les faire sécher. Hier, on (c’est gribouillé mais je suppose que c’est « on ») a affiché un bel accord conclu en Suisse (si je lis bien) le 15 mars pour améliorer notre sort. Espérons qu’il entrera bientôt en vigueur et que nous pourrons jouir des améliorations qu’il comporte. Cela nous permettra d’attendre patiemment l’arrivée de notre tour pour passer en Suisse, conformément au récent accord. Le temps s’est remis au beau, aussi j’ai sorti du fond de la malle mon complet de toile. Je vous quitte mes bien chers Parents en espérant bientôt de vos nouvelles et en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis et toute la famille. Votre fils qui vs aime de tt son cœur. EAnnocque


mardi 25 août 2015

Strophe quinzième : de l’arrêt PAYENNE à l’arrêt PLACE DES VOSGES



Cette strophe sera
Décision draconyenne
Courte. je ne retiens    pour elle du décor
Rien. je vous le refuse    et peut-être ai-je tor
Mais l’exaspération    que cause l’étroitesse
De la voie impliquant    l’apparente paresse
De l’autobus escar    gotant cependant queu
La foule lèche vi    trines et fait la queu
Interminablement    jusque sur la chaussé-e
D’acquérir de la fringue
Ou pas
Jamais lassée
Alors que voyageurs    sérieux nous attendons
Qu’on nous mène illico    là hou nous nous rendons
S’enfle
Et le conducteur    lui-même est en colère
En vient à klaxonner    presque se désespère
Une décisi-on    s’impose. je la prends


Jacques Roubaud, Ode à la Ligne 29 des autobus parisiens, Attila, 2012, p.64


Où les règles que d’autres nous ont laissées se tressent avec celles que soi-même on s’invente.
La digression fait tout le sel (et la couleur) de cette promenade mais paresse oblige j’ai préféré en recopier le refus.


dimanche 23 août 2015

un auteur et son public personnages de la même pièce



C’est l’histoire d’un à qui tout réussit. Tout = l’amour et la gloire militaire, évidemment. Quoi d’autre ?
Cette histoire déplaît, déplaît à un autre qui se rêve auteur et que le hasard fait personnage. En plus en tant que personnage ce n’est même pas à lui que tout sourit. Alors en tant qu’auteur il raconte une autre histoire, à la place. Une histoire terrible. Il se la raconte à lui-même, d’abord, en faisant mine de la raconter à Roderigo. Mais il rêve d’un meilleur public. Il le trouve : l’homme à qui tout sourit est le public idéal. Fasciné par cette histoire qui n’est pas la sienne. Au point de la faire sienne, et de finir en réclamant à ce qu’elle soit écrite :

“I pray you, in your letters,
When you shall these unlucky deeds relate,
Speak of them as they are”

Quand un auteur et son public se retrouvent personnages de la même pièce, on a parfois Othello, me disais-je hier soir en regardant la version d’Orson Welles.


samedi 22 août 2015

Mon jeune grand-père (95)



Le 25 février 1918. Mes bien chers parents. Deux semaines après la précédente carte, c’est bizarre. Il a dû s’en égarer une ou deux. Cette carte-ci est d’ailleurs d’un autre modèle encore : tout un côté est dentelé. Le côté gauche quand on tient la carte horizontalement, à côté de la mention de l’expéditeur, de la main d’Edmond : Absender : S-Lieutenant Annocque Baraque 9 - Offiziergefangenenlager Bütow in Pommern, au-dessus du tampon du camp qui vaut pour affranchissement. Absender, c’est expéditeur en allemand. L’expéditeur est l’absent.

Je retourne la carte. Maintenant les dents sont en bas.

   Voilà trois jours que je n’ai pas reçu de courrier, et je commence à m’ennuyer. J’espère que cela ne va pas durer trop longtemps. Je n’ai reçu cette semaine que les cartes de papa des 6 et 7 févriers c’est peu ! (comme l’indique sans doute ce désir de pluriel) J’ai été plus heureux pour les colis. J’en ai reçu quelques uns et j’en ai encore trois gros et trois petits d’annoncés pour la semaine prochaine. Les colis gare reçus sont les suivants : n°s 14-18 (rajouté avec une flèche)-21-24-27-29-2 et 3. Tout n’était malheureusement pas en bon état. Le colis 21 était complètement pourri, le n°24 presque, quelques patates ont cependant pu être sauvées. Le reste était en bon état et les réserves commencent à augmenter de nouveau. Merci pour le beurre ! Il nous a semblé bien bon depuis le temps ! Le n°14 m’a étonné, car je n’en avais pas reçu avis, et bien qu’en retard, les œufs étaient encore bons. Quand j’ai porté à ressemeler mes gros brodequins, le cordonnier a trouvé qu’elles valaient à peine le ressemelage. J’ai quand même fait faire le travail, espérant qu’elles tiendraient encore quelque temps. Les correspondances étant si longues et les vols de chaussures si fréquents, vous pourrez d’ici quelque temps penser à m’en envoyer une paire. Je vous quitte mes bien chers Parents vous embrassant bien fort. Votre fils qui vous aime de tout son cœur. EAnnocque


vendredi 21 août 2015

gommé toute douleur



La meute des chiens qui jappaient fendait les groupes de réfugiés, aboyait contre des jambes éreintées, se dispersait. Dans un premier temps, Anna ne vit que l’escadron des bêtes, une masse de poils hérissés gris é des gueules glapissantes rouge vif remplies d’aboiements rauques et de crocs acérés. Les chiens hurlants arrachaient des lambeaux à la puanteur et s’excitaient par les rues. Ils s’en revinrent en une large boucle – alors seulement Anna remarqua le petit chien en tête, 1 femelle affamée avec des plaies purulentes sur les flancs é au cou, 1 patte blessée, peut-être l’animal s’était-il récemment dégagé d’un piège, il ne pouvait pas courir aussi vite que ses poursuivants, quelques bonds encore, et la meute l’avait rattrapé. La bête haletante paraissait sans défense sur ses pattes maigres, ses flancs meurtris palpitaient, la salive coulait des babines en fils pommelés –. Un chien massif bondit hors de la meute, une boule hirsute de poils noirs, un bélier de muscles é de fureur, il frappa vite é à plusieurs reprises le museau du plus petit avec sa patte de devant comme s’il voulait l’assommer, la maigre bête éreintée s’affaissa en glapissant, les pattes dressées en l’air en signe de capitulation. Alors la meute déferla sur elle. Lames de scie répugnantes, les morsures déchiquetèrent le cou, les flancs é l’abdomen – l’animal-à-terre poussait des cris stridents – et les crocs mordaient encore et encore le corps tremblant ; durant l court instant Arma vit un œil du petit chien tourné vers elle : il vivait toujours, mais son regard semblait étrangement calme, préparé à sa mort é conscient de sa fin. Comme si la faible lueur du soir avait gommé toute douleur de ce regard d’animal – sans crainte car, à présent, il n’aurait plus à se défendre. Le tas de fourrure&muscles&pattes dévora rapidement la forme dans la poussière – le râle vorace et baveux de la meute..... – Anna n’attendit pas que le sang coulât, elle savait ce qui arriverait. !Voilà : le cri pointu et strident chevrotant dans le glapissement plaintif – , 1 fil de vie rompu, 1 vie de merde..... – Des voix beuglantes s’élevèrent derrière elle, des gens qui partaient à l’assaut de la meute des chiens : ils s’étaient amusés=ensemble, à présent, chacun voulait bouffer é: redevenait 1 ennemi=pour l’autre.



Reinhard Jirgl, les Inachevés, traduction de Martine Rémond, Quidam, 2007, p.49-50.



Cet été, j’ai enfin lu les Inachevés – rappelez-vous Renégat. Et ces chiens courent toujours dans ma tête.




jeudi 20 août 2015

mardi 18 août 2015

Mon jeune-grand-père (94)



Celle-ci est d’un autre modèle : sur le côté réservé à la correspondance est imprimée en français la mention « Ecrire lisiblement et en grands caractères ». Un trait souligne la recommandation. Il faut bien que la censure aussi puisse lire. Verticalement, à un centimètre du bord droit, on peut lire « Bütow, den… 1918. » Entre Bütow et 1918 un alignement de petits points laisse la place à la date. Edmond n’en a pas tenu compte, il écrit par-dessus ; et son écriture, bien lisible depuis qu’il écrit à l’encre – je me dis que c’est la censure encore qui a dû demander à ce qu’on fournisse de l’encre aux prisonniers –, n’est guère plus grosse que d’habitude. Au-dessus de « Ecrire lisiblement… » il a écrit :

    Bütow, le 11 février 1918. Mes bien chers parents

et directement sous la ligne : Toute la semaine, j’étais bien ennuyé de ne recevoir que des cartes me disant que vous ne receviez toujours rien ; heureusement hier votre carte du 28 est venue me tranquilliser. Pourvu que les autres cartes ont suivi L’indicatif ici est certes irrégulier mais marque mieux l’espoir que le subjonctif attendu ; heureusement que je ne demandais rien de pressé. Sans quoi j’aurais pu attendre. Outre cette carte du 28 j’ai reçu les cartes de Papa des 19-22-23-24-25-26 et la lettre de Maman du 27. C’est-à-dire un courrier régulier. Comme colis, ça ne rapplique pas. Je n’ai reçu que les cables 1-2-3 De quoi s’agit-il ? Aucune idée. et le gros colis n°26. J’en ai trois autres affichés depuis deux jours, j’espère les avoir ce soir, mais on n’est jamais sûr, la distribution est tellement lente en ce moment. Je vous remercie de l’intention que vous de m’envoyer du vin ; j’espère que cela arrivera en bon état, car beaucoup de camarades du Midi en reçoivent de temps en temps et ça arrive bien sauf quelques accidents de temps en temps. J’ai eu bonne idée (sic) de vous demander du savon pour laver mon linge. On vient de nous dire que l’on ne pouvait plus le laver en ville. Depuis quelques jours le temps est à l’eau, c’est bien désagréable, car on est toujours forcé de sortir, et il y a beaucoup de boue dehors.

Je vous quitte mes bien chers Parents vous embrassant bien fort ainsi que Geneviève, Louis, Ma Tante et toute la famille. Votre fils qui Le reste et la signature sur sont illisibles.



lundi 17 août 2015

une autre ville qui par hasard s’appelait aussi Maurillia



Les villes et la mémoire. 5.

A Maurillia, le voyageur est invité à visiter la ville et à considérer dans le même temps de vieilles cartes postales qui la représentent comme elle était avant : la même place toute pareille avec une poule là où maintenant est la gare des autobus, le kiosque à musique à la place de la passerelle, deux demoiselles avec des ombrelles blanches à la place de la fabrique d’explosifs. Pour ne pas décevoir les habitants, il convient de faire l’éloge de la ville telle qu’elle est sur les cartes postales et de la préférer à celle d’à présent, mais en ayant soin de contenir son regret des changements dans des limites précises : le voyageur doit reconnaître que la magnificence et la prospérité de Maurillia maintenant qu’elle est devenue une métropole, si on les compare à ce qu’était la vieille Maurillia provinciale, ne compensent pas une certaine grâce perdue, laquelle cependant ne peut se goûter qu’à présent sur les vieilles cartes postales, tandis qu’auparavant, avec sous les yeux la Maurillia provinciale, on ne voyait à vrai dire rien de cette grâce, et on en verrait aujourd’hui moins que rien, si Maurillia était restée telle quelle, et en tout état de cause la métropole a cet attrait supplémentaire, qu’au travers de ce qu’elle est devenue on peut repenser avec nostalgie à ce qu’elle était.
Gardez-vous bien de leur dire que parfois des villes différentes se succèdent sur le même sol et sous le même nom, naissent et meurent sans s’être connues, sans jamais avoir communiqué entre elles. Quelquefois même les noms des habitants restent les mêmes, et l’accent de leurs voix, et jusqu’aux traits de leurs visages mais les dieux qui demeurent sous les noms et sur les lieux sont partis sans rien dire, et à leur place se sont nichés des étrangers. Il est vain de se demander si ceux-là sont meilleurs ou pires que les anciens dieux, puisque entre eux il n’y a aucun rapport, de la même façon que les vieilles cartes postales ne représentent pas Maurillia telle qu’elle était, mais une autre ville qui par hasard s’appelait aussi Maurillia.

Italo Calvino, les Villes invisibles.


dimanche 16 août 2015

Mon jeune grand-père (93)



C’est encore une carte fine, comme la précédente.
Bütow, le 4 Février 1917 (sic, il faut bien sûr lire 1918). Mes biens chers Parents. Décidément Edmond est étourdi aujourd’hui.
Rien de bien neuf depuis le 1er. Un interligne plus large que d’habitude confirme ce « rien ». J’ai reçu quelques lettres mais pas un seul colis. Il y a pourtant eu de grosses distributions ; mais j’espère être plus heureux cette semaine : il y en a paraît-il beaucoup à la gare. Comme courrier j’ai reçu les cartes de papa des 17-18 et 21 et la lettre de maman du 20 janvier. Je plains bien ce pauvre Louis de ses engelures ; il doit bien souffrir ; je sais ce que c’est. Je suis pourtant assez heureux cet hiver. Après en avoir eu quelques-unes aux premiers froids, je suis tranquille maintenant ; je n’en ai plus aucune. Je suis assez heureux, je suis tranquille. Il est vrai que je suis toujours les conseils d’Arsène et que je ne quitte pas mes chaussettes la nuit. Arsène. Je vais vérifier mais je suis presque sûr de n’avoir jamais croisé ce prénom. Vérification faite, jamais vu. C’est peut-être le prénom de Daussy. Toutes mes félicitations à Jean ! Qu’il continue ! Cela fera plaisir à ses parents quand ils arriveront. La carte devait être humide par endroits au moment de l’écriture, c’est comme si certains passages étaient écrits en caractères gras. Papa est bien gentil de s’occuper de ma collection de timbres ; je n’ai pas envoyé les timbres russes car avec tous ces retards j’avais trop peur qu’ils se perdent. Ma collection de timbres. J’en parle un peu dans un autre livre possible. Nous avions sans doute, nous avons – car elle existe encore quelque part – quelques timbres en commun, Edmond et moi. Ma première part d’héritage postal. Depuis hier le temps est redevenu assez froid, il gèle assez fort, mais nous ne souffrons pas ; il fait même très chaud à l’intérieur de nos baraques, il n’y a guère que sur le matin qu’il fait un peu froid. Je continue à me trouver bien couché avec mon hamac. C’est épatant comme sommier. Je vous quitte mes bien chers Parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève Louis Ma Tante et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tout son cœur. EAnnocque


samedi 15 août 2015

avalé le drapeau




Le onze novembre, les Alliés sont entrés dans la ville. Elégants, bien nourris, fumant des cigarettes parfumées. Pour nous mettre à la page, nous apprîmes La Madelon.

Il y avait des gens qui ne nous envoyaient pas dire que nous étions des traîtres et des accapareurs, aussi dûmes-nous déménager précipitamment.

Jalousie !

La vérité est que nous nous montrâmes à la hauteur des circonstances. On était, avant tout, tricolores et on le fit bien voir.

De grandes heures sonnaient à l’horloge de l’Histoire. Pour le retour triomphal des héros, nous étions accrochés sur une échelle à vingt francs et mêlions nos pleurs, ma mère et moi.

Ce fut un défilé mémorable.

En tête, le Roi-Chevalier et la famille royale. Tous à cheval.

« Vive le Roi ! Vive la Reine ! »

Et après, les petits soldats, tous les petits soldats qui restaient.

« Vivent les petits soldats ! »

Suivaient les nègres, les Arabes, les Canadiens, les Portugais…

« Vivent les nègres ! »

Les tanks, les canons…

« Et vivent les tanks ! »

A la fin, nous avions la gorge irritée. Dans la soirée, la foule a défoncé les vitrines des vendus notoires et rasé la tête d’une douzaine de prostituées de la rue Saint-Laurent, qui avaient commercé de leurs charmes avec les vaincus. On en a déshabillé quelques-unes en pleine rue. Quelle rigolade !

Des patriotes exaltés opinèrent qu’il eût été bon de les livrer à la flamme purificatrice du bûcher, mais cette idée ne fut pas retenue.

On avait tous avalé le drapeau, avec la hampe.



Henri Calet, La belle lurette.

(Et on en profite pour saluer La Belle Lurette.) 


vendredi 14 août 2015

Mon jeune grand-père (92)



Cette carte-ci n’est pas du même modèle : le format est le même mais le carton beaucoup plus fin, c’est plutôt un épais papier.
Le 1er Février 1918 – Mes bien chers Parents,
J’ai été bien content d’apprendre que vous avez reçu une carte de moi ; j’espère que les autres auront suivi de près, et que vous recevrez dorénavant mon courrier régulièrement. Edmond avait-il lieu de penser que la précédente carte n’arriverait pas ? L’écart aussi, du 28 janvier au 1er février est inhabituellement court ; les prisonniers ont pu recevoir une autorisation exceptionnelle pour un courrier supplémentaire. J’ai reçu depuis Lundi la lettre de Maman du 13 et les cartes de Papa des 14-15-16. Je ne vous écris qu’une carte aujourd’hui, car je dispose de l’autre pour Tante Maria, à qui je n’ai pas écrit depuis quelque temps. Il y a aussi un moment que je n’ai rien reçu d’elle (depuis la carte du 29 octobre). Voilà l’explication. Il y a une autre correspondance, dans laquelle je ne me suis pas encore plongé : les lettres. Le changement de format à brûle-pourpoint probablement me rebute. Le petit-fils aussi a ses manies. J’ai reçu trois gros colis, n°s 17-20 et 22. Les pommes de terre malgré le bon emballage étaient pourries ainsi que les carottes. Je n’ai pu sauver que les oignons. Le cuir est bien arrivé, je vais pouvoir faire raccommoder mes brodequins. Les œufs étaient bon état ; ceux pondus à la maison étaient très bons. C’est une très bonne idée de reprendre l’envoi des farines de légumes. Surtout ne m’envoyez pas de ces boîtes de viande du commerce, ça coûte cher et ce n’est pas profitable. Je suis du reste habitué à en manger très peu. Envoyez seulement du lard c’est très pratique, on en met dans les haricots ou légumes secs, dans la choucroute que nous touchons ici. La suite est écrite d’un trait plus épais, plus baveux, comme si le papier avait été humide au moment de l’écriture. Merci aussi pour les pruneaux, c’est une bonne idée. Ma santé continue à être toujours très bonne : je ne sens plus jamais mon estomac. Ma fluxion est passée ; après une interruption d’un mois, la dentiste a repris ses visites, et elle va bientôt me plomber une dent. Au moment de finir ma carte je reçois une carte de ma Tante Maria du 19 Janvier. Elle n’a pas eu de chance, passer ainsi l’hiver avec une entorse, par les froids qu’il a fait, ce ne devait pas être gai. Enfin heureusement qu’elle est complètement remise maintenant. La suite est à nouveau d’un trait plus fin, il n’y a plus de traces d’humidité. Envoyez-moi un passe-poil et une paire d’écussons pour mettre à mon complet de toile ; je n’en avais pas mis l’année dernière. Je suis obligé de chercher ce qu’est un passe-poil, et ne vois pas bien à quoi correspond la paire d’écussons – sinon à un souci d’élégance du prisonnier. Je vous quitte, mes chers parents, en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève, Louis, Ma Tante et toute la famille.
Votre fils qui vous aime de tout son cœur. EAnnocque Pour une fois « Annocque » est très lisible.


jeudi 13 août 2015

nul et non avenu



Le poète avait été, pendant la nuit écoulée, témoin auditif de son propre éloge funèbre à la radio, en rêve : « C’est une femme qui en donna lecture, une speakerine très appréciée à cause de sa voix, d’habitude toute de cordialité à chaque occasion. Dans mon cas sa voix prit un son non seulement différent, mais satisfait de ce qui m’arrivait, et vengeur même. C’était comme si ma disparition était celle d’un malfaiteur, comme si on avait réglé son compte à un ennemi du genre humain. Ce que j’avais écrit ma vie durant, elle le déclara nul et non avenu, et au nom de tout le monde. Nul et non venu ! – Or ce fut ce mot-là qui remit pour moi les choses à leur place. Oublié à bon droit ! dit-elle, et, tout à coup, je ne me vis plus du tout seul, ou en tout cas nettement moins que pendant les rêves et les jours précédents. […] »

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille.


mardi 11 août 2015

Kafka et Franquin (ou : Gaston et Jules en envoyés du Château)



La lecture du Château a été l’une des plus grandes réjouissances de la fin de mon adolescence, et figurez-vous que la relecture du Château a été l’une des plus grandes réjouissances de mes vacances : très étonnamment la même. Ça m’a fait la même chose pour Molloy en juin, et je n’en finis pas de m’étonner de cette persistance en moi d’un même lecteur. Je l’ai d’ailleurs relu dans le même exemplaire, mon Folio un peu jauni quand même, et sa traduction par Vialatte.

A la même époque, j’avais déjà lu et relisais encore la quasi-intégrale de Gaston Lagaffe ; Franquin était encore de ce monde mais il avait déjà les Idées noires. Mais c’était sans doute un autre lecteur en moi que celui de Kafka, car je ne me souviens pas d’avoir vu venir dans ce passage du Château (pages 92 à 94)



– C’est une autre question, dit le maire, ce n’est pas à moi de la trancher ; je puis cependant vous expliquer comment la méprise a pu se produire. (…) Mizzi, dit-il, s’interrompant soudain, à la femme qui ne cessait de s’agiter incompréhensiblement dans la pièce, regarde donc, s’il te plaît, dans l’armoire, peut-être y trouveras-tu le décret. Ce décret date, dit-il à K. en manière d’explication, des premiers temps de mes fonctions : à ce moment-là je gardais encore tout.

La femme ouvrit immédiatement l’armoire. K. et le maire regardaient. Quand l’armoire s’ouvrit on vit tomber à terre deux grosses liasses de rouleaux liés en cylindre comme des fagots ; c’étaient des pièces officielles ; la femme, effrayée, fit un bond de côté.

– Il pourrait être en bas… En bas ! lança le maire dirigeant l’opération du haut du lit.

Docilement la femme plongea les deux bras dans les papiers, sortant les documents à pleins tabliers pour arriver à ceux d’en bas. Les pièces couvraient déjà la moitié de la chambre.



d’avoir vu venir dans ce passage du Château, disais-je, l’hypotexte probable de cette gastonnerie-ci, retrouvée avec bien de la peine en quasi-ouverture du Gang des gaffeurs, c’est le gag 760 (qui une fois n’est pas coutume fait vraiment suite au liminaire 759) dont je vous colle ici la première demi-planche, cliquez donc dessus pour mieux voir





, tandis que pendant ce temps, quelques dizaines d’années plus tôt, toujours chez le maire du village du Château mais cette fois à la page 107 :



– Vous parlez tout le temps, dit K., de mon engagement au futur ; mais je suis déjà engagé ! Voici la lettre de Klamm.

– La lettre de Klamm, dit le maire, est respectable par la signature de Klamm qui semble bien être authentique, mais par ailleurs… – mais je n’ose pas me prononcer seul là-dessus. Mizzi ! appela-t-il, puis il cria : mais que faites-vous donc ?

Les deux seconds, qui étaient restés en surveillance depuis longtemps, n’ayant probablement pas, non plus que Mizzi d’ailleurs, retrouvé la pièce cherchée, avaient voulu tout remiser dans l’armoire, mais le désordre qui régnait dans cet excès de dossiers ne le leur avait pas permis. C’est alors que leur était venue l’idée qu’ils essayaient maintenant de réaliser.

Ils avaient étendu l’armoire sur le plancher, tassé dedans les papiers en vrac, puis ils s’étaient assis avec Mizzi sur la porte du meuble et cherchaient ainsi à la fermer lentement.



Et si j’ose ainsi gâter le gag du gaffeur à gogo en en annonçant la chute, c’est bien sûr parce que Kafka l’a fait avant moi, et bien avant que Franquin ne dessine ce qui suit (mais cliquez donc, bon sang de bois !) :





Voilà. Kafka à coup sûr n’était pas seul à trouver drôles ses romans les plus inquiétants. Et inversement la représentation de la vie de bureau qui court à travers Gaston Lagaffe, si l’on y regarde de près, n’est sans doute pas sans présenter quelques points communs avec celle que nous donne à lire le Château.

Post-Scriptum du 8 septembre 2023 : Je constate à l'instant, en consultant mes statistiques, que cet article ancien intéresse encore. Il a eu des prolongements plus récemment : Monsieur de Mesmaeker dans le Château de Kafka ou : la mouche et la fenêtre, un hommage à Fran(z)quin et aussi En lisant "Un monde sans Kafka", de Pierre Bayard.

lundi 10 août 2015

Mon jeune grand-père (91)



Bütow, le 28 Janvier 1918 Mes chers Parents.
  J’ai été bien heureux d’apprendre que vous avez enfin reçu de mes nouvelles. J’espère que cette carte n’aura pas été seule et que d’autres auront suivi aussitôt. Quant à moi le courrier est redevenu régulier. J’ai reçu cette semaine des lettres ou cartes des 5-5-8-9-10-11-12- plus une lettre de Lucie du 8 J et une de ma tante du 11. Je ne pense pas que les deux 5 à la suite soient une erreur d’Edmond. Ça doit plutôt signifier que le 5 janvier il a reçu deux cartes, ou une carte et une lettre. Je le devine attaché au détail, à force. Maniaque. Et sans doute aussi la captivité exacerbe-t-elle ce caractère. Je remercie bien ma tante de sa bonne lettre affectueuse qui m’a touché beaucoup. Merci également à Lucie qui, comme elle s’en excuse du reste, ne paraissait pas dans son assiette. J’ai aussi reçu des nouvelles d’un camarade (le 3e dans notre chambre à Reisen Je ne me souviens pas que ce troisième ait jamais été nommé – le deuxième étant certainement Daussy.) qui est arrivé en Suisse. J’en suis content pour lui, car il était bien touché le pauvre type (éclat d’obus dans la tête). Voilà donc la raison. La correspondance d’Edmond est un interminable euphémisme en même temps qu’un signe de vie. Un éclat d’obus n’y avait pas sa place. C’est peut-être pour ça aussi qu’il va à la ligne, alors qu’il avait largement la place d’écrire le « J’ai » qui suit.
  J’ai enfin reçu mon hamac qui est arrivé en bon état ainsi que le chocolat qui l’accompagnait. Hamac et chocolat. Des mots de paradis. Il est très bien, peut-être même un peu trop beau. Edmond en avait demandé un dans la carte du 22 septembre précédent. Adressez mes remerciements à qui de droit. Il est tendu sur mon lit et forme un sommier assez doux ; je suis très bien couché maintenant. Remerciez bien pour moi la bonne de ma Tante pour son chocolat, elle est bien gentille de penser à moi. Un gouffre sépare la vie de mon grand-père de ce que sera celle de ses enfants. Mais c’est un autre sujet. J’ai reçu quelques autres colis cette semaine : ce sont le gros n°23 et les petits n°s 26 et 28. Ils étaient en bon état ; il n’y avait que les pommes qui étaient bien malades. La confiture en pot de carton est très bien arrivée, elle est très bonne. Mon cuisinier trouve que les cubes « petite marmite » sont bien supérieurs à tous les autres. Ah, voilà Daussy. Le dégel continue, il fait même très bon ; pour un peu on croirait que c’est le printemps. On ne dirait pas que nous sommes au mois de Janvier. Je vous quitte, mes chers Parents, en vous embrassant bien bien fort tous les deux ainsi que Geneviève, Louis, Ma Tante et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tout son cœur. EAnnocque


dimanche 9 août 2015

Proust d’été



Mais enfin si légères que soient les nuances sociales (et au point que lorsqu’un peintre véridique comme Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu’il y eut entre le salon de Mme Geoffrin, de Mme Récamier et de Mme de Boigne, ils apparaissent tous si semblables que la principale vérité qui, à l’insu de l’auteur, ressort de ses études, c’est le néant de la vie de salon), pourtant, en vertu de la même raison que pour la Berma, quand les Guermantes me furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination, je pus la recueillir, tout impondérable qu’elle fût.

Marcel Proust, Le Côté de Guermantes.