mercredi 30 septembre 2015

The Black Herald's Friday

Vendredi à 19h30, la revue bilingue The Black Herald, dont le dernier numéro paru accueille notamment ma nouvelle Révolution traduite par Rosemary Lloyd, organise une rencontre à la librairie Berkeley Books of Paris (8, rue Casimir Delavigne, Paris 6e - métro Odéon), avec notamment Heller Levinson (from New York), Michael Lee Rattigan (from London), Anne-Sylvie Homassel/Salzman, Paul Stubbs, Romain Verger, etc. You're welcome !  


lundi 28 septembre 2015

Mon jeune grand-père (103)



Bütow, le 25 octobre 1918.  Mes bien chers Parents. Plus d’un mois après la précédente. Ça devrait être la dernière, en toute logique temporelle. Je sais qu’il y a des lettres, mais je me suis fixé sur les cartes.
  J’ai reçu depuis lundi la lettre de Maman du 29 septembre. Et les cartes de Papa des 27 et 30. Un point c’est tout. Comme courrier, cela peut aller, mais le plus embêtant ce sont les colis qui n’arrivent pas. Ce qui me laisse quelqu’espoir c’est que la chose est générale. Il en arrive presque tous les jours, mais en très petite quantité. Heureusement que nous avons des réserves et que nous pouvons attendre. Nous pouvons attendre. Je vous expédie cette carte à Amiens La précédente en effet était encore adressée à Forges-les-Eaux., et j’espère qu’elle vous y trouvera complètement installés. Surtout ne vous fatiguez pas trop et que Papa soigne bien son estomac. L’estomac de mon arrière-grand-père survivra à celui de son fils. Mais pas plus d’un an. Je suis content de savoir que les réparations ont été faites rapidement et surtout que le ravitaillement soit bien organisé. Je comprends votre joie de pouvoir rentrer chez vous, car la vie à Forges ne devait pas être bien agréable. Je voudrais bien être quelques semaines plus vieux, pour savoir où se trouve Ma Tante Maria et comment elle a passé les mauvais moments. Ici rien de nouveau En allemand, « rien de nouveau » se dit « nichts Neues ». En 1918, il n’y a nichts Neues, à l’est comme à l’ouest, on enregistre les événements avec joie et on a de plus en plus espoir de voir finir notre exil. Le temps n’est pas trop mauvais ces jours-ci car on ne va pas s’attarder sur l’espoir si souvent déçu. Si cela continue nous aurons une belle arrière-saison. Je vous quitte mes bien chers Parents  en vous embrassant bien, bien fort tous les deux ainsi que Geneviève Louis et tte la famille Votre fils qui vs aime de tt son cœur. La place manque pour la signature.

dimanche 27 septembre 2015

Anatomie orthographique


Aussi déplacé que cela puisse paraître, il faut bien l’admettre : le cul est tout entier dans la couille.


vendredi 25 septembre 2015

évidences et évidances : les Poèmes évidents de Guy Bennett



Je viens de lire les Poèmes évidents, de Guy Bennett, traduits par Frédéric Forte et l’auteur, postfacés par Jacques Roubaud et publiés par les éditions de l’Attente ; ça me faisait beaucoup d’évidentes raisons pour les lire.

Ces Poèmes évidents sont des poèmes qui se donnent pour ce qu’ils sont et rien d’autre. Le Poème préliminaire, par lequel j’ai commencé ma lecture parce que j’ai l’habitude de lire les livres en commençant par le début, dit et illustre clairement le projet, qui est précisément de dire ce qu’on illustre et d’illustrer ce qu’on dit. Lisez plutôt :



Poème préliminaire



Ce poème est autonome et

auto-suffisant.



Il ne nécessite ni commentaire critique

ni explication d’aucune sorte pour véhiculer son sens,

qui est évident.



Ne dépassant pas une page,

il convient tout à fait

à la publication en revue

comme en anthologie.



Il peut se lire d’une seule traite

et n’éprouvera pas outre mesure le lecteur ou l’auditeur

car il n’a besoin ni ne profite d’aucune

réflexion excessive après lecture.





Voilà. Je me garderai donc bien d’en faire un commentaire, en disant par exemple à quel point, sous l’apparence d’un texte apparemment dépourvu de tout ce qui aux yeux du lecteur en fait un poème, ce poème parvient à se jouer d’une des principales aspirations d’un poème, à savoir devenir un objet en soi-même. Je ne rajouterai pas que l’objet peut donc être ce quasi-rien, à la fois négation de ce qui fait le poème dans l’horizon d’attente du lecteur (j’éviterai par exemple de faire remarquer qu’il ne reste plus du vers dit libre que l’extrême pauvreté du récurrent retour à la ligne), et affirmation que l’affirmation de soi-même suffit ; je ne décrirai donc pas ce texte et le livre qu’il introduit comme un énoncé performatif d’auto-affirmation poétique, je ne rajouterai pas qu’il suffit donc finalement que le texte se dise poème, soit rassemblé avec d’autres textes qui pareillement se disent tous poèmes (le mot poème étant en effet présent dans tous les titres du présent recueil), dans un livre qui intitulé Poèmes… s’affirme donc, tout aussi performativement lui aussi, comme un recueil de poèmes, la poésie y étant ainsi réduite à l’affirmation d’elle-même.

Mais je veux bien rappeler quand même, puisqu’en le faisant je ne commente pas directement ce poème ni le recueil dont il est préliminaire, qu’on parle d’énoncés performatifs pour ces phrases qu’il suffit de prononcer pour faire la chose qu’elle ne font que dire. Par exemple : Je vous emmerde. Il suffit en effet de dire « je vous emmerde » à quelqu’un pour signifier à la personne concernée qu’on l’emmerde en effet et qu’elle peut désormais se tenir pour emmerdée dans toute la réalité possible de la merde. J’invente cet exemple parce que je ne me souviens plus bien de ceux employés par le distingué J.L. Austin dans son traité Quand dire, c’est faire (How to do things with words en anglais).

En revanche je me garderai bien de dire tout le bien que je pense du titre de ce recueil comme du recueil lui-même, aussi bien dans sa version française que dans sa version originale, car sachez que s’il vous prenait l’idée de retraduire ce livre en anglais (c’est une idée qui m’a traversé récemment : retraduire les œuvres traduites dans leurs langues originales, quitte à les retraduire en français ensuite, et encore une fois ; on aurait des surprises) son titre que vous pensiez évidemment être Obvious Poems n’est pas du tout celui-là, à l’évidence vous vous trompiez d’évidence ; il s’agit en réalité de Self-Evident Poems. Car le poème évident de soi-même, pour l’être vraiment, doit accepter de s’évider – mince ; je ne voulais pas le dire, ça m’a échappé. Je ne rajouterai donc pas, pour ne pas aggraver mon cas, qu’il doit se réduire à tout ce qui n’est pas lui-même pour poser enfin la question de ce qu’il est vraiment.


jeudi 24 septembre 2015

horlogerie moderne


Il faut désormais remonter le temps pour se rappeler celui où l’on remontait encore sa montre.


mercredi 23 septembre 2015

architecture intérieure

Je ne me baigne pas dans mon bassin.

Je suis aussi bien à lintérieur quà lextérieur de ma cage.

Et me voici bêtement avec ma boîte en bas.


mardi 22 septembre 2015

faire-part



Donc dans un mois paraît Pas Liev. C’est un roman. Je dis ça comme on dit « c’est un garçon » ou « c’est une fille » quand un enfant naît. Les parents ne savent pas du tout qui est cet enfant qui naît alors, pour faire comme s’ils savaient vraiment quelque chose, il disent « c’est un garçon » ou « c’est une fille », parce qu’on ne peut rien dire d’autre. Ou si peu. Son poids, sa taille. Celui-là n’est pas bien gros, 140 pages. C’est pour ça qu’on le baptise, aussi. Un nom, c’est pratique. Le mot vaut pour la chose. Celui-là donc s’intitule Pas Liev. J’ai hésité, sur ce titre, pendant l’écriture. Liev ou pas Liev ? A la fin ça s’est imposé : Pas Liev. Pas Liev. Et puis on a rédigé une quatrième de couverture, en guise de carte d’identité, en essayant d’être aussi objectif que possible. Que possible. Voici :



Liev se rend à Kosko pour y assurer l’honorable fonction de précepteur. Ou peut-être pas. A Kosko, Liev vivra aussi une belle histoire d’amour. Ou peut-être pas. Le monde est opaque, à moins que ce ne soit l’homme. L’opacité est une maladie mentale. Ou peut-être pas.
L’impossible reconnaissance – sociale, professionnelle, sentimentale ou simplement de soi-même – est au cœur de ce roman, mais vue à travers le microscope vertigineux des monstruosités minuscules.

lundi 21 septembre 2015

Charøgnards innombrables



Ou bien
Charøgnards est un roman de science-fiction apocalyptique à l’apocalypse en question
Ou bien
Charøgnards est une relecture des Oiseaux d’Hitchcock par un scénariste télé qui rêve d’autre chose que de sa besogne du moment
Ou bien
Charøgnards est le journal d’une psychose hallucinatoire déchiffré par un dysphasique mythomane
Ou bien
Charøgnards est un roman graphique sans rien de dessiné à l’intérieur sinon des lettres et des signes de ponctuation
Ou bien
Charøgnards est une tentative d’annulation de l’angoisse de la page blanche par l’angoisse de la page noire
Ou bien
Charøgnards est une représentation de la disparition de la personne du monde du temps et du langage
En tout cas
Charøgnards est le premier roman d’un jeune écrivain qu’on appelle Stéphane Vanderhaeghe dont on attend déjà le prochain et qui vient de paraître chez Quidam éditeur.



dimanche 20 septembre 2015

Mon jeune grand-père (102)



Bütow, le 23 septembre 1918 – Presque un mois.
Mes bien chers Parents.
Présentation inhabituelle. « Mes bien chers Parents » est à la ligne, il n’y avait pas la place à la suite de la date. « Mes » est en dessous de « -embre ».
J’ai fini par recevoir cette semaine tout le courrier en retard. Je suis maintenant à jour jusqu’au 31 août. Les colis par contre arrivent moins bien. Je n’ai reçu que le n°30. Les œufs étaient en parfait état. Merci pour la chemise. Annulez (je devine plus que je ne lis – mais le reste de la carte, à l’encre noire, est bien lisible dans l’ensemble) ma demande de ma dernière lettre. Voilà, c’est bien ce que je pensais : Edmond doit avoir droit à plus de lettres – à condition d’envoyer moins de cartes. Je dois aussi avoir ces lettres. Cela a-t-il un sens, de ne pas chercher à les inclure, à remettre tout dans l’ordre ? Cela a-t-il un sens, de chercher à mettre un sens ? Le hasard – relatif – de l’ordre dans lequel je recopie ces cartes, n’est-il pas plus propre à exprimer cet autre hasard, celui qui a valu à Edmond de survivre, deux ans plus tôt, et de mourir, dix ans plus tard ? Hier nous avons mangé du gâteau. D. avait fait une sorte de cake épatant. Mon rhume est complètement passé et il n’y paraît plus maintenant. Je suis de nouveau en parfaite santé. J’ai bien reçu les colis dont vous n’avez pas reçu l’accusé réception. Je suis à jour maintenant jusqu’au n°31. J’ai écrit à ma Tante Maria la carte de lundi dernier qui avait été reportée à jeudi à cause de la lettre. Voilà, qui plus est certaines cartes n’ont pas été adressées à mes arrière-grands-parents. Celles-là je ne les ai pas. Il faut aujourd’hui une belle journée, mais nous ne pourrons pas profiter du beau temps car cette semaine ce n’est pas notre tour aujourd’hui : nous ne sortons que vendredi pour aller à la baignade ; mais je crois qu’il n’y aura plus beaucoup d’amateurs, car le temps est bien froid depuis quelque temps. Envoyez-moi du cirage : celui que nous pouvons nous procurer ici coûte fort cher et n’est pas épatant, je le soupçonne d’abîmer les chaussures. On a le droit de critiquer le cirage. Au revoir mes bien chers Parents, je vous embrasse bien fort ainsi que toute la famille. EA


vendredi 18 septembre 2015

Relier les contraires : Biblique des derniers gestes, de Patrick Chamoiseau



Avant d’ouvrir ces Hublots, il m’est arrivé d’essayer d’écrire des articles sur des livres. Ça valait ce que ça valait, hein. Mais si en ressortir un de temps en temps permet de se rappeler quelques bons livres, alors pourquoi pas. Là, c’était Biblique des derniers gestes, de mon demi-compatriote Patrick Chamoiseau. Un sacré truc.


Relier les contraires

Ecartelé entre le destin d’un seul homme né dans presque rien et celui des peuples et des leaders du monde entier qui luttèrent contre le colonialisme sur tous les continents, entre le récit resserré des derniers moments d’une agonie et celui d’une vie entière, entre l’Histoire du minuscule pays de Martinique et celle des résistances sur tous les continents, entre l’univers fabuleux des conteurs d’autrefois et l’aujourd’hui dérisoire d’un département d’Outre-mer sous transfusion, Bibliques des derniers gestes est un monument baroque qui s’étend sur près de huit cent pages. Pour le sujet, renvoyons à la quatrième de couverture, que je crois de la main de l’auteur lui-même :

« Jadis, au-delà de l'aurore et du crépuscule, les bois symbolisaient la demeure de la divinité, et ainsi de la Martinique. Mais les dieux sont partis laissant derrière eux, dans l'obscurité des siècles, des esprits qui enflamment toujours les racines des forêts, tandis que le temps poursuit sa route.
Balthazar Bodule-Jules était né, disait-il, il y a de cela quinze milliards d'années et néanmoins, en toutes époques, en toutes terres dominées et sous toutes oppressions. Alors que, désenchanté, il décide de mourir, il se souvient tout à coup des sept cent vingt-sept femmes qu'il avait tant aimées... Ces créatures mémorielles le ramènent au long cours de sa vie sur les rives de la Terre, parmi le fracas de ses guerres auprès du Che en Bolivie, de Hô Chi Minh au Vietnam, de Lumumba au Congo, de Frantz Fanon en Algérie...
Dans ce vrac de mémoire, le vieux rebelle découvre la dimension initiatique de son enfance soumise à la grandiose autorité d'une femme des bois, Man L'Oubliée, seule capable de s'opposer aux damnations de la diablesse. Il prend la mesure des enseignements d'une ardente communiste que l'on croit être un homme ; puis il élucide enfin l'étrange douceur de celle qui lui paraissait la plus fragile de toutes : la céleste Sarah-Anaïs-Alicia...
Le narrateur (Marqueur de paroles et en final Guerrier) s'identifie insensiblement à ce rebelle qui l'emplit d'une connaissance littéraire des temps anciens et des temps à venir. Car, au terme d'une vie dont il ne pensait retenir que l'échec, l'agonisant accède à une autre conscience : à ce deuxième monde qu'il avait cru longtemps inatteignable, cet amour-grand seul capable de relier les contraires... »

Avec Biblique des derniers gestes, c’est une sorte de roman total, que Patrick Chamoiseau nous offre. Fable initiatique, étude intimiste, fresque grandiose, conte merveilleux, réflexion sur l’engagement, alliance inédite d’une écriture marquée par l’oralité créole – l’accent m’en revenait presque à la lecture – et d’une modernité de la composition plus marquée que dans Texaco ou Chronique des sept misères : on y voit l’« auteur » à l’œuvre – notamment dans ses « Notes d’atelier et autres affres » – on y voit l’œuvre en train de se faire à partir de traces écrites qu’on prendrait pour authentiques, avant de comprendre qu’Isomène Calypso, « conteur à voix pas claire de la commune de Saint-Joseph », premier biographe de Balthazar Bodule-Jules, dont les citations émaillent le texte, Man l’Oubliée et ses « Apatoudi » listés en fin d’ouvrage ou même le protagoniste Balthazar Bodule-Jules rapportant le « Livret des Lieux du deuxième monde » ou le « Livre des Da contre la malédiction », sont autant d’hétéronymes possibles, ainsi d’ailleurs qu’un Ti-Cham narrateur à distinguer de Chamoiseau lui-même.
Essentiel bien sûr le rôle de la mémoire, comme dans tous les livres de Chamoiseau : c’est l’oubli, et ici l’oubli de l’esclavage, qui est à la source de la Malédiction, ces maux inexpliqués qui frappent le peuple. Que la mémoire soit rendue aux hommes, par un geste d’apaisement de Man l’Oubliée, et la vie de nouveau devient possible.
On retiendra aussi le rôle majeur joué par les différentes figures féminines – dont les quatre principales, la diablesse Yvonnette Cléoste, Man l’Oubliée, Déborah-Nicol et Sarah-Anaïs-Alicia sont au roman comme quatre points cardinaux – dans la construction du personnage masculin, ainsi que celui de la poésie où cohabitent à la fois le nègre et le béké, Césaire et Saint-John Perse, et le rapport à la nature, à tout ce qui pousse, à tout ce qui vit.


mercredi 16 septembre 2015

un cube en verre



C’est bien le ventre de la ville, maman.
Faut bien que je sois de quelque part, que je plante ma tente, un arbre, mes rêves, mes illusions, mes graines, que sais-je !

(Voix de la censure : n’importe quoi)

Un cube en verre, voilà ce que je suis devenu avec en son centre, disposés en étoile, trois-cent soixante yeux exactement qui brassent le panorama sans que j’aie besoin de bouger. Des yeux comme des tentacules qui touchent, absorbent et qui renvoient mes villes communes et opposées, P et B, les initiales qui signent le texte, des images qui en jaillissent, parenthèses et crochets, et qui ouvrent des mondes.
Aller à mi-chemin je pourrais. M’asseoir près d’un volcan de Clermont et mater les étoiles, les étoles, les châles, elle en portait bien cette vieille frileuse.

(Voix de l’autocensure, répète la censure)






mardi 15 septembre 2015

Mon jeune grand-père (101)



Bütow, le  26 août 1918 Trois semaines d’écart avec la dernière carte. Ce qui est possible, c’est qu’Edmond ait volontairement réduit le nombre de cartes pour pouvoir augmenter le nombre de lettres. Mes bien chers Parents
   J’ai reçu un peu de courrier cette semaine ce n’est pas encore épatant, car ce n’est que du courrier assez vieux. Ces sont les cartes de Papa des 26-27-29-30 et 31 juillet et la lettre de Maman du 29 juillet. Je suis content de savoir que vous ayez enfin de mes nouvelles. Ce subjonctif est assez improbable mais comme souvent, il va bien avec l’incertitude d’Edmond, quant à savoir si ses cartes parviendront à leurs destinataires. Il est ennuyeux que le courrier ne marche pas mieux en ce moment ; mais il faut savoir se résigner au milieu des circonstances actuelles. J’ai reçu les colis n°s 22 et 23, ils étaient en bon état ; le lard était superbe. Merci pour le savon dentifrice et les souliers de toile. Ils sont très bien. Le colis d’œufs est en retard ; j’espère qu’il va arriver bientôt. J’espère que la blessure du Ct W. n’aura pas de complication et qu’il sera bientôt guéri. Le Ct W., Edmond en parle dans la carte du 8 juillet. Il a donc été blessé au cours de sa tentative d’évasion, laquelle a vraisemblablement échoué. _ Cette semaine on a vendu à la cantine des pommes, nous en avons acheté et D. a fait un chausson. Il me soigne bien ! Merci bien pour la confiture de groseille et les haricots verts séchés, c’est avec plaisir que je les recevrai. Vous êtes bien gentils.
Le temps continue à ne pas être très joli : il pleut très souvent, on a de temps en temps seulement une belle journée ; ce soir c’est notre jour de promenade. Je ne sais si nous pourrons sortir le temps est menaçant ; la semaine dernière déjà cela nous a été impossible, il pleuvait averse. Au revoir mes bien chers Parents ; je vous embrasse des milliers de fois tous les deux ainsi que Ma Tante, Geneviève et Louis et toute la famille. Votre fils qui pense bien à vs et vs aime de tout son cœur. EAnnocque

dimanche 13 septembre 2015

autoportrait involontaire


Car je crois bien que c'est moi, la silhouette juste à droite de la lumière.
(Un visiteur du soir.)

(Cliquez pour caresser.)

vendredi 11 septembre 2015

Mon jeune grand-père (100)



Cette carte-ci est particulièrement bien lisible. L’encre n’a pas été diluée par mesure d’économie, l’écriture est un peu plus large et recouvre toute la surface d’une façon étonnamment régulière. La carte, ce territoire de 14 cm sur 9, Edmond l’a tant et tant arpentée qu’il peut à l’avance définir avec précision la taille de son écriture en fonction de ce qu’il aura à dire.
Mais pourquoi cet intervalle plus long entre les cartes ?
Bütow, le 5 août 1918. Mes bien chers Parents
   J’ai été favorisé hier dimanche par un assez grand courrier. J’ai reçu la bonne lettre de Maman du 14 juillet et les cartes de Papa des 12, 20-22-23. Je n’ai pas reçu de colis mais il n’y a pas de mal puisqu’il y a eu une interruption de 8 jours. Que maman ne se fasse pas de mauvais sang pour mon linge. Je vais continuer à le raccommoder et cela m’est bien égal pour l’instant de porter des chemises rapiécées. Que maman conserve ses chemises neuves pour quand je serai en Suisse. La Suisse est donc devenue une certitude. J’ai été bien heureux d’apprendre que Marie-Louise était rentrée avec ses enfants. J’ai rencontré une fois déjà ce prénom. C’était il y a deux ans, le 12 août 1916 – et il y a bien deux ans aussi dans le temps présent de la recopie de ces cartes. Marie-Louise avait reçu la visite de la Tante Maria. Si je m’en souviens si bien, c’est parce qu’Edmond et la femme qu’il ne connaît pas encore donneront ce prénom à leur premier enfant – ma tante. Un prénom courant dans cette génération. Mais je croyais qu’elle en avait trois. Est-ce que le garçon n’aurait pu suivre sa mère ? J’ai appris avec peine la mort du fils Wachet (si je lis bien). Sa mère dont je me rappelle bien, doit être bien triste._ Le temps est encore assez beau, demain je fais encore un match de football. Que Maman se tranquillise, je n’ai pas encore reçu de mauvais coup. Parfois, quand même, c’est drôle. Je vous quitte mes bien chers Parents en vs embrassant tous bien fort. Votre fils qui vs aime de tt s cœur. EAnnocque


mercredi 9 septembre 2015

envie de charogne

A propos de la librairie Charybde, justement, après-demain Stéphane Vanderhaeghe présentera son premier roman Charøgnards qui vient de paraître chez Quidam. J'avais déjà bien envie de le lire, et puis j'ai lu cet article de Blandine Rinkel dans le Matricule des Anges - je sais, c'est flou ; c'est exprès, vous n'avez qu'à vous abonner - et me voici passé à un degré supérieur de l'envie.

Donc c'est vendredi soir à 19h30 à la librairie Charybde, 129 rue de Charenton dans le XIIe.

mardi 8 septembre 2015

De Beckett en Charybde

Le 2 juillet dernier, la librairie Charybde, dans le cadre du Pari des Libraires, m'invitait à parler de ma relation à l'oeuvre de Beckett. Mon Beckett, quoi. La soirée a été enregistrée.
Bon, comme j'y bredouille longuement, je vous fais un petit plan. Je commence par raconter les circonstances de ma découverte de Beckett grâce à Danielle Auby, je parle de Fin de partie vers la sixième minute, de Mercier et Camier vers 11mn45, de Malone meurt vers 20mn55, de l'Innommable vers 25mn50, de Molloy vers 30mn, du Dépeupleur vers 38mn50. J'évoque l'impact que la lecture de Beckett a eu sur mon rapport à la littérature après la quarantième minute. Ensuite c'est Hugues Robert, de la librairie Charybde, qui parle de Liquide vers 55mn, de Vie des hauts plateaux vers 58mn50, de Mémoires des failles vers 1h01. Et je tente de répondre à des questions vers 1h07. Ah oui, je parle un peu de Federman à un moment, et de Chevillard à un autre, parce que quand même.

dimanche 6 septembre 2015

Koublaï, Coleridge, Borges… et moi



Donc. Car on n’y coupe pas, il n’y a pas de meilleure histoire que celle du lecteur. Mais qui peut en avoir plusieurs, parallèles, car il ne saurait être un. (Autrement dit ce billet est la suite immédiate de celui d’hier.)

J’ai découvert Coleridge à la fac, tout simplement, où j’étudiais alors l’anglais, et donc il y a pas mal d’années : en 1983 ou 84. Ça a tout de suite été pour moi bien plus qu’une œuvre au programme. Surtout deux poèmes : les 619 vers de The Rime of the ancient Mariner et les 54 de Kubla Khan. Lus et relus jusqu’à s’en réciter d’assez longs passages, dans un accent improbable. Et des essais de traduction, ou d’adaptation, plutôt.



Et puis, et bien sûr a priori ça n’a rien à voir, l’autre jour un ami artiste, qui se reconnaîtra, me donne à voir une belle vidéo onirique et sylvestre, quelque chose qui me parle évidemment beaucoup, et qui accompagne un passage de mes récents Mémoires des failles. Un beau cadeau. Le passage est un extrait de la quatrième pellicule du troisième album :



« Parfois il faut marcher longtemps, dans la jungle. On se souvient de la lumière du soleil, qui marbre le sol de taches éparses et parvient verdie par le filtre des feuillages de la canopée. On est alors encore assez ignorant en matière de botanique ; on ne manque pas cependant de reconnaître avec plaisir certaines essences, notamment des érables aux feuilles finement dentelées et aux nervures rougeâtres, ainsi que d’étonnantes formes arborescentes de capillaires aux frondes mousseuses et tendres. Cependant la plupart de ces plantes immenses, aux feuilles parfois étroites, longues et flexibles comme des armes blanches ; on ne les connaît pas. »



Je me rappelle bien cette marche dans la jungle. Il y avait une découverte au bout.



« On suit maintenant un large sentier à travers le sous-bois que le soleil éclaire par larges taches. Puis l’espace toujours plus important entre les arbres annonce l’orée du bois. Au-delà des derniers troncs, on distingue une prairie verte aux arbres larges et isolés. A travers les branches, on commence à discerner indistinctement quelque chose comme un bâtiment de bois ancien, à l’architecture très ouvragée. Enfin on arrive devant un pont couvert, tout en bois et très richement décoré, aux balustrades immenses, mais qui semble déjà vieux et vermoulu. (Depuis lors en effet, de plus en plus souvent, le monde apparaît arborant les marques ostensibles du temps.) Ce pont mène à un grand palais de la même facture, en bois peint, mais dont la peinture s’écaille par places.

On est invités à le visiter. L’intérieur est d’une somptuosité quelque peu dégradée par le temps, malgré les efforts d’entretien du personnel, exclusivement constitué de toutes jeunes femmes dont une fait office de guide. Toutes ces femmes sont chinoises : on est en Chine.

Il règne là une ambiance de résignation laborieuse. Papa, à son habitude, veut prendre des photos, mais c’est interdit : cela pourrait donner l’idée, à des regards occidentaux, d’une situation asservie des femmes chinoises et donner lieu à des critiques malveillantes.

On poursuit donc la visite en se promettant, de retour en France, d’y chercher et d’y découvrir le même palais (puisque, on le comprend à l’instant, il s’y trouve forcément : chacun doit savoir que ce que l’on découvre ailleurs, on pourrait donc aussi bien le trouver chez soi !) : le palais de Tchang Kaï-Chek. »



Il est clair que j’ai rêvé ce texte. Il y a longtemps : on y est tout jeune, à l’évidence. Mais c’est aujourd’hui seulement, en croisant « quelque lecteur de Kubla Khan » imaginé par Borges, que je me rends compte que je l’ai rêvé précisément à l’époque où un autre moi-même récitait dans sa chambre



“In Xanadu did Kubla Khan
A stately pleasure-dome decree:
Where Alph, the sacred river, ran

Through caverns measureless to man
Down to a sunless sea.”



et écoutait à l’intérieur de soi


“Ancestral voices prophesying war!”




samedi 5 septembre 2015

Koublaï, Coleridge, Borges…



… Il existe cependant un fait ultérieur, qui grandit jusqu’à l’insondable la merveille du songe où fut engendré Kubla Khan. Si ce fait est vrai, l’histoire du rêve de Coleridge est antérieure de plusieurs siècles à Coleridge et n’a pas encore pris fin.

Le poète fit ce rêve en 1797 (selon d’autres en 1798) et publia sa relation du rêve en 1816, en guise de glose ou de justification du poème inachevé. Vingt ans plus tard fut éditée à Paris, partiellement, la première traduction occidentale d’une de ces histoires universelles dont la littérature persane est si riche, l’Histoire générale de Rashid-ed-Din, qui date du XIVe siècle. On y lit : « A l’est de Shang Tu, Koublaï Khan érigea un palais, d’après un plan qu’il avait vu en songe et qu’il gardait dans sa mémoire. » Et l’auteur de ce passage était vizir de Ghazan Mahmoud, qui descendait de Koublaï. Un empereur mongol, au XIIIe siècle, rêve un palais et le fait bâtir selon sa vision ; au XVIIIe siècle, un poète anglais, qui ne pouvait savoir que cette construction était née d’un rêve, rêve un poème sur le palais. Au regard de cette symétrie qui travaille sur des âmes d’hommes endormis et embrasse des continents et des siècles, il me semble que les lévitations, résurrections et apparitions des livres pieux ne ont rien ou fort peu de chose.

Quelle explication choisir ? Ceux qui par avance rejettent le surnaturel (j’essaie toujours, quant à moi, d’appartenir à ce groupe) jugeront que l’histoire des deux rêves est une coïncidence, un dessin tracé par le hasard, comme les formes de lions ou de chevaux qu’affectent parfois les nuages. D’autres allègueront que le poète apprit, d’une façon ou d’une autre, que l’empereur avait rêvé son palmais et prétendit avoir rêvé son poème pour créer une fiction splendide destinée à voiler ou à justifier les défauts de cette rapsodie tronquée. Cette conjecture est plausible, mais elle nous oblige à supposer, arbitrairement, l’existence d’un texte non identifié par les sinologues, où Coleridge ait pu lire avant 1816 le rêve de Koublaï. Plus séduisantes sont les hypothèses qui vont au-delà de la raison. Par exemple, il est permis de supposer que l’âme de l’empereur, une fois le palais détruit, pénétra dans celle de Coleridge pour qu’il le reconstruisît en paroles, plus durables que les marbres et les métaux.

Le premier rêve ajouta à la réalité un palais ; le second, qui eut lieu cinq siècles plus tard, un poème (ou un début de poème) suggéré par le palais ; l’analogie des deux rêves laisse entrevoir un dessein ; l’énorme intervalle de temps révèle un artisan surhumain. Vouloir déchiffrer l’intention de cet être immortel ou séculaire serait, peut-être, aussi téméraire qu’inutile, mais il est permis de soupçonner qu’il n’a pas encore atteint son but. En 1691, le P. Gerbillon, de la Compagnie de Jésus, constata qu’il ne restait que des ruines du palais de rouble Khan ; du poème nous avons que cinquante vers à peine ont été sauvés. De tels faits permettent d’imaginer que la série de rêves et de travaux n’a pas touché à sa fin. Au premier rêveur fut échue pendant la nuit la vision du palais et il le construisit ; au second, qui ignora le rêve du précédent, un poème sur le palais. Si le schéma se vérifie, quelque lecteur de Kubla Khan rêvera, au cours d’une nuit dont les siècles nous séparent, un marbre ou une musique. Cet homme ignorera le rêve des deux autres. Peut-être la série des rêves n’aura-t-elle pas de fin, peut-être la clef est-elle dans le dernier.



Jorge Luis Borges, « Le rêve de Coleridge », Enquêtes.



D’habitude quand je donne pour titre à un de mes billets une énumération de noms fameux je termine par « … et moi ». Ce n’est que partie remise (à demain).


vendredi 4 septembre 2015

Mon jeune grand-père (99)




Bütow, le 8 juillet 1918. Mes bien chers Parents Plus d’un mois d’écart. Il en manque.
après être resté encore quelques jours sans nouvelles, j’ai reçu jeudi tout le courrier en retard, c’est-à-dire les cartes de Papa des 6-7-8-10-11-12 et la lettre de Maman du 9. il y avait en outre une carte de Papa du 4 mai, arrivée en retard parce qu’elle ne portait pas le lieu de destination. Bizarre omission, il écrivait presque tous les jours à son fils. Je suis bien content de savoir que vous êtes en bonne santé et que vous êtes assez bien installés. J’ai oublié de regarder l’adresse au dos. C’est toujours Madame Annocque à Forges-les-Eaux, mais « 51 rue des Eaux Minérales ». Le réflexe Google Map m’informe que cette adresse est introuvable à Forges-les-Eaux. Alors je cherche « Rue des Eaux Minérales » sur Google, c’est bien que je pensais ; la rue a changé de nom, elle s’appelle maintenant « Avenue des Sources ». Elle s’était déjà appelée « Rue des Fontaines ». Le 51 est facile à trouver, mais la numérotation a pu changer. Quoi qu’il en soit, les maisons accolées les unes aux autres sont quasi identiques, et existaient très probablement au début du siècle dernier. Et ce n’est pas juste mon arrière-grand-mère, c’est toute la famille, ou au moins les deux parents, qui sont logés là, qui sont allés « prendre les eaux ». C’est sûrement comme ça qu’on dira. J’ai reçu ce matin trois colis, les n°s 28, 1 et 2. J’ai renoncé à comprendre le système de numérotation Peut-être s’agit-il juste des dates d’envoi. Dans le 28 il y avait encore quelques œufs cassés, mais le 1 était en bon état. Merci pour le beurre et la farine ; D. fera un petit gâteau pour le 14 Juil. Le savon dentifrice est arrivé à point. La boîte de Je n’arrive pas à lire, ça commence par co et ça se termine par se ; je le note, comme ça j’aurai peut-être une illumination en me relisant. n’avait pas coulé. Dites à ma Tante que je la remercie bien pour ce qu’elle a donné pour moi, elle est bien gentille et je lui en suis très reconnaissant. Le Ct. W est un brave et aussi un veinard, il a eu raison d’essayer car mieux, pour un soldat, mieux vaut la mort que la captivité. Nous n’aurons pas l’occasion d’en discuter. La maladie espagnole, comme on l’appelle a fait son apparition dans le camp. Ce n’est pas grave, un ou deux jours de fièvre et c’est fini. Bon nombre de camarades l’ont déjà attrapée ; mais j’espère bien passer au travers quoique ça n’ait pas beaucoup d’importance. Si Edmond pouvait deviner l’ampleur et les effets de cette épidémie, il se garderait bien de l’évoquer dans sa carte, et surtout de terminer là-dessus. A moins que ces phrases ne soient qu’une réponse rassurante à une question inquiète. Je vous quitte, mes bien chers Parents, en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Ma Tante Geneviève et Louis et toute la famille. Votre fils qui vous aime de tout son cœur. EAnnocque