mercredi 7 septembre 2016

le même miel dans son souvenir

Je viens de terminer la lecture du dernier livre de Frédéric Fiolof, La Magie dans les villes. Non, pardon : c'est son premier livre à lui, et c'est le dernier que moi je viens de lire. Je pourrais essayer d'écrire un article dessus, pour vous expliquer combien est beau son art du décalage, comme un pas de côté dans le caniveau qui borde la réalité ; mais on pourrait me dire que c'est parce que moi-même j'ai du goût pour le décalage, que c'est pour ça que j'aime son livre comme il aime les miens, tiens donc, et que finalement tout ça n'est qu'une histoire d'amour ou d'amitié, voire de copinage. Pourtant j'avoue avoir éprouvé un instant d'appréhension avant d'ouvrir cette Magie dans les villes, car on peut aimer la personne sans forcément apprécier l’œuvre. Mais tout va bien. Et puisqu'on parle d'aimer, c'est peut-être moins l'étrangeté que l'immense tendresse qui se dégage de ce livre qui m'a retenu, dont les pages m'ont parfois évoqué Robert Walser avant même que le nom apparaisse dans le texte ; l'anonyme protagoniste de La Magie dans les villes le voit comme une sorte de compagnon, et moi je le vois un peu comme un Walser qui aurait eu le temps de vieillir, de se marier, d'avoir des enfants. Femme et enfants, ainsi qu'un ange et une fée quelque peu empêchés sont les autres personnages récurrents de ce roman qui est moins un récit qu'un portrait, fragmenté juste pour que je puisse sans lui faire mal en extraire un morceau, sans la famille celui-là, mais non sans la tendresse, lisez plutôt :

Il y a longtemps, il est tombé très amoureux d’une femme qui est tombée très amoureuse de lui. Vraiment, ils ne l’avaient pas fait exprès. Dès qu’ils se regardaient des bancs de sardines leur traversaient le corps à la vitesse de la lumière. Quand leurs doigts s’effleuraient, quelque chose les plongeait la tête la première dans un océan de neige bleue. Au moindre baiser chacun voulait aspirer l’autre tout entier, ce qui se produisait parfois et ils disparaissaient dans un ultime filet de salive. Il leur fallait s’attacher les mains dans le dos et se mordre les lèvres jusqu’au sang, seulement pour ne pas forniquer (mais ils appelaient ça autrement) dans tous ces endroits bizarres pas prévus pour. D’ailleurs, ils ont arrêté de prendre le bus et de dîner au restaurant. Ils se sont cloîtrés, ils ont maigri ensemble. Ils ont éprouvé l’incroyable brûlure de faire toujours deux plutôt qu’un. Et puis un jour la femme est repartie dans son pays. Parfois, les pays ça fait ça. Il est resté tout nu, allongé par terre, à maudire le vide, le manque. S’est frappé le front contre le plancher — il en garde encore la marque. Il s’est dit : Ah, si l’on pouvait choisir ses brûlures ! Et il s’étonne que l’absence comme la présence de cette femme fassent pourtant le même miel dans son souvenir.


Frédéric Fiolof, La Magie dans les Villes, p. 33-34, Quidam, 2016.

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